Les résultats des élections législatives dispersent les cartes politiques espagnoles

Par Abdellah Boussouf,
Secrétaire général du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger

Le suspense a tenu en haleine les médias du monde entier qui assistaient à la recomposition d’un échiquier politique espagnol plus divisé et plus dispersé que jamais. Les élections législatives du 10 novembre 2019 en Espagne sont les quatrièmes en quatre ans. Un sorte d’appel au secours du premier ministre Pedro Sánchez qui peine depuis avril dernier à former un gouvernement.

37 millions électeurs ont été appelés à des législatives anticipées pour constituer un gouvernement national tant attendu. Si les dés sont jetés, la situation n’est pas près d’être débloquée. Le Parti socialiste (PSOE) de Pedro Sanchez arrive en tête avec 120 sièges contre 123 au dernier scrutin d’avril. Le Parti populaire (PP) conservateur de Pablo Casado est en deuxième position. Il redresse la barre avec 88 sièges contre 66 en avril. Le parti d’extrême droite Vox, formation ultranationaliste nostalgique d’"El caudillo", réalise une montée fulgurante et rafle plus que le double des sièges obtenus en avril, 52 contre 24. Grand perdant de ces élections, le Parti libéral Ciudadanos du centre droit n’obtient que 10 sièges contre 47 en avril dernier. Enfin, la gauche radicale de Podemos perd 7 députés et obtient 35 sièges contre 42 lors des dernières élections.

Les résultats de ce scrutin n’étaient pas prévisibles. Le socialiste Pedro Sanchez, sorti vainqueur des élections d’avril et mai, avait pourtant pu instaurer un climat de confiance dans le pays et auprès de l’Union européenne. Mais il ne pourra pas capitaliser avec une victoire aussi fragile.

Il sera difficile pour Sanchez de réussir à obtenir une majorité claire pour constituer un gouvernement sans multiplier les alliances politiques. Les résultats de ces élections affaiblissent ainsi son pouvoir de négociation et donnent une place de choix à Santiago Abascal, leader de Vox, qui a évacué Ciudadanos du rang de la troisième force politique du pays. Cette nouvelle donne a poussé son président Albert Rivera à démissionner après ses résultats désastreux, les pires de toute l’histoire du parti.

Pedro Sanchez aurait-il surestimé son pouvoir politique après sa victoire aux élections législatives d’avril et aux européennes en mai 2019 ? Aurait-il évalué les risques d’une aventure politique qui n’était pas indispensable, notamment son alliance avec Podemos pour former un gouvernement de coalition ?

Catalogne et dépouille de Franco, clefs de voûte de la politique et de la mémoire nationale

D’un côté, l’on estime que la question catalane a grandement contribué à disperser les cartes du socialiste Sanchez, en particulier après que la Cour suprême espagnole ait rendu ses verdicts contre les dirigeants séparatistes de la Catalogne le 14 octobre. Des peines lourdes pour tentative de sécession, dilapidation de fonds publics et organisation d’un référendum d’autodétermination en 2017, en dépit de l’interdiction de la justice, avec des peines allant à plus de 10 ans de prison. Suite à ses condamnations, les partisans du mouvement séparatiste se sont rassemblés par milliers dans des marches de protestation paralysant la province de Catalogne et appelant à la désobéissance civile et au boycott des élections législatives du 10 novembre.

Une effervescence sans précédent alimentée par le mouvement « tsunami démocratique » qu’on a vu se créer sur les réseaux sociaux quelques heures après la condamnation des leaders séparatistes. Madrid prend alors des mesures pour faire face au « cybermouvement », report du Clasico FC Barcelone-Real Madrid, renfort de gardes-civils et organisation de marches anti-indépendantistes catalans. Une crise qui met à mal la gestion de Pedro Sanchez vis-à-vis des Catalans d’une part malgré ses appels au dialogue, et vis-à-vis de tous les Espagnols qui pointent son hésitation.

Une hésitation qui s’oppose d’ailleurs à l’intransigeance du dirigeant de Vox, Santiago Abascal, dont la vision est assumée : unité de l’Espagne et mise en œuvre de la Constitution. Entre fermeté et hésitation, le choix des électeurs est fait et les parts de Vox au Parlement espagnol grimpent avec leur lot de nationalisme exacerbé et de discours anti-immigration musulmane menaçant l’Europe chrétienne. A cela s’ajoutent des positions tranchantes quant à la question de l’avortement et de la famille. Ces postures ont valu à Vox de devenir la troisième force politique nationale et première de Murcie. En plus des quatre sièges au Parlement européen, le parti d’Abascal perce malgré les appels de Sanchez à une mobilisation massive aux urnes pour endiguer la menace de l’extrême-droite.

Les résultats du scrutin du 10 novembre ont démontré que la question catalane est devenue la pierre angulaire de tout exercice électoral en Espagne. Avec 23 députés, les partis indépendantistes parviennent désormais à construire et déconstruire les alliances politiques et partisanes au niveau national.

D’autre part, "la conduite électorale" du parti socialiste et la décision de la Cour suprême d’autoriser l’exhumation de la dépouille de Franco de son mausolée du « Valle de los Caidos» et de la réinhumer au cimetière de sa famille après un an et demi de luttes judiciaires, a sans doute contribué à mettre en avant l’extrême-droite dans les débats sur la mémoire collective et la réconciliation nationale.

Plusieurs ont remarqué qu’utiliser le transfert de la dépouille de Franco comme carte électorale et politique a été une dérogation de Sanchez au « Pacte d’oubli » qui avait facilité la transition démocratique en Espagne après le franquisme et que le leader socialiste a ravivé une plaie que les Espagnols tentent de guérir depuis plus de 44 ans après la mort d’El Caudillo qui avait ordonné de construite un cimetière pour près de 33.000 victimes de la Guerre civile comme symbole de la réconciliation nationale.

Santiago Abascal n’aurait pas pu laisser passer cette occasion de conquérir de nouvelles voix électorales. Il estime que la décision de Sanchez porte en elle l’envie de raviver les rancunes et d’enfreindre le « Pacte d’oubli » et réussit à s’attribuer le mérite de défendre la mémoire nationale en prenant le parti de garder la dépouille de Franco parmi les victimes de la Guerre civile. Par son positionnement, Vox a réussi le pari d’attirer les électeurs du Parti populaire conservateur et du centre droit, notamment ceux de Ciudadanos après leur déclaration d’engager le dialogue avec Sanchez en vue de former un gouvernement.

La question catalane et le transfert de la dépouille de Franco ont ainsi orienté les résultats des législatives du 10 novembre vers la droite et l’extrême-droite représentée par Vox qui s’appuie sur ces faits d’actualité pour souligner son traditionnel discours rodé anti-immigrés et ses positions quant à l’avortement et à la famille.

Pedro Sanchez, préoccupé par la gestion de la crise en Catalogne et l’exhumation de Franco, s’est consacré avec confusion à une campagne électorale de 10 jours, la plus courte de l’histoire de la démocratie espagnole. Podemos était pour sa part préoccupé à rassembler ses troupes divisées par des divergences internes et par sa scission qui donnera naissance à un nouveau parti qui a remporté trpos sièges le 10 novembre.

L’accélération des évènements au lendemain des élections continue sur la même lancée. Le Parti socialiste du chef du gouvernement espagnol sortant Pedro Sanchez et la formation de gauche radicale Podemos scellent un accord pour former un gouvernement de coalition progressiste pour faire face à l’extrême-droite. Un pas qui pourrait rétablir la confiance à gauche mais qui ne permettra toujours pas d’assoir une majorité absolue au Parlement. Il sera sans doute retenue contre Pedro Sanchez qui s’apprête à s’ouvrir sur la gauche catalane pro-indépendantiste.

En attendant le feu vert du Roi Felipe VI afin démarrer les négociations pour un nouveau gouvernement, la situation politique actuelle invite à plusieurs questionnements. Pedro Sanchez réussira-t-il à former une coalition gouvernementale et à obtenir la confiance du Parlement alors que son pouvoir de négociations est affaibli ? Le Parti populaire s’abstiendra-t-il de voter pour faciliter la tâche à Sanchez ? Est-ce la fin du blocage politique ou faudra-t-il s’attendre à une cinquième élection anticipée ?

Nous nous posons ces questions et bien d’autres en raison de l’existence d’une communauté d’origine marocaine qui compte près d’un million d’immigrés en Espagne, parmi eux des milliers participent aux urnes en tant que citoyens espagnols et sont donc considérés comme une masse électorale qui a son mot à dire dans les actuelles importantes équations politiques que vit le pays.

D’une autre part, les interactions politiques en Espagne pourraient impacter la situation économique et sociale des Marocains dans le pays ibérique, en particulier avec la montée en force du parti d’extrême-droite Vox, lequel serait bien tenté de remettre en question les droits acquis ou retarder les revendications pressantes d’une large communauté. La situation politique en Espagne interpelle sans doute notre vigilance.

(Traduit de l’arabe)

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