LE DR SOHEIB BENCHEIKH, ANCIEN MUFTI DE MARSEILLE, À L’EXPRESSION : «Il faut créer une opinion publique forte»

LE DR SOHEIB BENCHEIKH, ANCIEN MUFTI DE MARSEILLE, À L
Ancien mufti de Marseille de 1995 à 2005, candidat aux élections législatives du 10 mai 2012, cet érudit engagé dans les causes justes, a bien voulu nous éclairer sur bon nombre de situations

L’Expression: Dr Soheib Bencheikh, qu’en est-il de votre fonction de mufti à l’activité politique?
Soheib Bencheikh: Très jeune, on m’a arraché de l’amphi de l’université pour servir une cause noble, à savoir la défense des intérêts moraux de la communauté musulmane, algérienne par excellence et ce, dans des moments très difficiles, à Marseille. En réalité, je ne suis pas politicien de carrière, mais je suis politique au sens grec du terme. C’est-à-dire, je m’intéresse et oeuvre pour la chose publique. Quant à ma candidature dans le parti El Moustakbel, celle-ci n’était qu’un accompagnement symbolique.

Et de votre lecture des élections législatives du 10 mai dernier?
Les résultats des élections législatives relèvent du miracle et le miracle par définition n’est pas rationnel. Le plus intéressant pour moi, c’est cette expérience personnelle qui m’a permis de découvrir la ferveur populaire dans une période électorale que tout le monde a cru décisive. Malgré les grandes qualités humaines et intellectuelles que j’ai rencontrées, j’ai senti tout de même un grand vide. J’ai senti la nécessité d’un véritable travail d’initiation civique et pédagogique préalable à toute action politique digne de ce nom. Tant que le citoyen algérien ne sait pas encore qu’il est l’unique source de toute légitimité politique, tant que le citoyen ne croit pas encore que ses responsables sont des fonctionnaires comptables devant lui et qui tirent leur salaire de ses propres biens, l’activité politique est superflue et demeure sans fondement. Ce concept de citoyenneté est encore un grand mythe pour la grande masse des Algériens. Ce n’est qu’à partir de ce minimum de ce sens civique et de cette culture citoyenne qu’on peut prétendre à la création d’une opinion publique. Une opinion qui pèse et oriente les décisions politiques et économiques. C’est l’oeil inquisiteur du peuple qui observe, contrôle, voire intimide et sanctionne.

La mouvance islamiste a connu une chute libre, lors des dernières élections législatives. Que pensez-vous du recul de
l’idéologie de l’Islam politique?

Sans une transparence démocratique, je suis dans l’incapacité de mesurer leur véritable dimension. La conjoncture actuelle veut en tout cas que cette idéologie devienne minoritaire en Algérie. Les Algériens les ont expérimentés en tant qu’opposition et ils ont (Ndrl les islamistes) vu leur extrémisme et leur terrorisme. Les Algériens les ont expérimentés aussi en tant que gouvernants et ils ont vu la qualité de leur gestion faite de faiblesse et de petitesse. Ce sont des êtres humains comme tous les autres. Ils ne sont ni sacrés ni consacrés.

Beaucoup d’observateurs avancent que la grande erreur politique de l’Algérie réside dans l’agrément des partis islamistes, qu’en pensez-vous?
La plus grande et la plus dangereuse hérésie, née au début du XXe siècle c’est «l’Islam politique». Une catégorie d’ambitieux politiques se coupent d’une société pourtant musulmane pour se prévaloir à eux seuls de l’islam. Ils prétendent comprendre et appliquer mieux l’islam dans un dessein purement partisan. Ce qui prend en otage la foi de tout le monde. Il n’y a, dans l’Islam, que des lectures. Aucune d’elles n’est sacrée ou infaillible. Nous n’avons ni clergé, ni Eglise, ni prêtrise. Notre religion émane du libre engagement des consciences individuelles. La foi est invérifiable. Elle habite les consciences. Et la conscience échappe par définition au regard du législateur et du politique.

Qu’en est-il des causes de ces idéologies contestatrices au nom de la religion?
La cause de cet «Islam politique contestataire», c’est «l’Islam officiel». Pour consolider leur légitimation politique, des régimes des pays musulmans ont mis injustement la main sur la foi des gens. L’enseignement de l’Islam ainsi que son interprétation «officielle» relèvent de l’Etat et uniquement de l’Etat, ce qui est en soi une aberration doublée d’une injustice! Alors, c’est tout à fait normal, qu’on voit l’émergence des partis politiques contestataires qui, à leur tour, utilisent le même canal, à savoir la chaire de la mosquée et le discours religieux pour accéder au pouvoir. Cette surenchère de type «qui fait mieux, qui dit mieux et qui protège mieux», met la foi de ma mère et de votre mère en otage et perturbe la spiritualité de tout un peuple.

Vous voulez dire que nous ne sommes pas sortis de l’auberge?

L’Algérie a vaincu militairement le terrorisme. Mais sa source idéologique qui est l’islamisme politico-juridique dans sa version la plus obscure, la plus sectaire, est toujours intarissable. Tant que cette idéologie envahit nos foyers, contamine l’esprit de nos jeunes, manipule nos consciences, paralyse nos intelligences, je ne peux pas parler de victoire.

Justement, que faire et par où commencer?
Le savoir religieux est à la base d’un profond travail éducatif. Ce sont les plus croyants, les plus pieux des musulmans, plus ancrés dans l’Islam qui doivent dénoncer les premiers cette utilisation malsaine et impropre de notre religion, de notre noble patrimoine. Ce sont ceux-là les premiers qui doivent dénoncer l’utilisation de la religion à des fins politiques. Ce n’est pas aux modernes, ce n’est pas aux laïcs, ni aux occidentalisés de lutter contre les idéologies islamistes, mais aux hommes et aux femmes versés dans le savoir lumineux de l’Islam de briser le silence et d’interpeller les consciences.

Faudrait-il revenir sur la question de la laïcité pour remettre les choses à leur juste valeur?

Malheureusement, il y a une «crispation psycholinguistique». Dès qu’on parle de laïcité on devient laïc. Si on est classé laïc on n’est plus écouté. C’est devenu un sobriquet dans lequel on enferme les gens. Pourtant, l’unique définition de ce mot est «la neutralité confessionnelle de l’administration» devant le fait de croire ou de ne pas croire. C’est l’essence même du message coranique vieux de quatorze siècles. Il est écrit dans le Coran «Dit: la vérité de ton Seigneur, croit qui veut et mécroit qui veut» (Sourate 18, verset 29), il est écrit aussi: «Est-ce à toi de contraindre les gens afin qu’ils deviennent croyants? Si Dieu l’avait voulu, Il vous aurait fait une seule nation. Faites-vous donc concurrence dans les bonnes oeuvres» (Sourate 5, verset 38), etc. Laissez les gens libres et responsables devant leur conscience et leur raisonnement. Libre à eux de croire ou ne pas croire, de pratiquer ou ne pas pratiquer. Si on les contraint, on obtiendra d’eux, une religiosité de façade et une hypocrisie qui confond carriérisme et engagement spirituel. On ne prie pas Dieu avec ferveur et chaleur parce qu’il y a l’agent de sécurité à côté. Laissez les gens libres dans un monde où nul n’est parfait. Il n’y a que des tentatives de perfection. La vie de l’homme est faite de doutes et de certitudes, de force et de faiblesse, d’erreur et de correction…

On relève la démission de l’intellectuel. Certains pseudo-intellectuels vont jusqu’à demander l’argent pour accorder une intervention d’intérêt public pourtant…
Ceux qui demandent l’argent sont des sophistes (à ne pas confondre avec le soufisme). Par définition, un intellectuel est un homme engagé, non pas seulement dans son discours, mais dans son comportement, sa morale, ses exigences et ses luttes pour des causes parfois impossibles. L’intellectuel est un homme sensible à la souffrance de sa société, un homme de la taille d’Emile Zola, d’un Jean-Paul Sartre ou d’un Bertrand Russel. L’intellectuel, c’est celui qui possède les armes redoutables du verbe et de la plume. L’intellectuel, n’est pas celui qu’on nomme instruit ou cultivé, mais l’homme engagé dans le sens de créateur d’opinion publique, socle d’une véritable citoyenneté.

Quelque chose à ajouter aux Algériens attentifs au progrès national?
Algérien! Nous sommes dans une République démocratique et populaire. Nous ne sommes ni dans un patriarcat, ni dans une «machiakha». Ni Emirat, ni Sultanat, ni Royaume. Algérien! Tu es l’unique source de toute légitimité dans ton pays. N’aie pas peur! Aie la force et le courage moral. Ne polémique pas, n’insulte personne, mais si tu souffres, dis haut et fort ton mal. Celui qui ne confesse pas son mal, il le tue. Ton âme est grande; elle ne se monnaie pas, elle ne s’achète pas. Ne cède jamais ton patrimoine qui est ta morale, ta foi, ton histoire. Refuse tout discours qui se veut protecteur de ton éthique et de ta métaphysique. Exige seulement, un discours rationnel, critiquable et rejetable et sois libre!

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