Le grand jeu arabo-iranien a commencé

La crise intérieure syrienne masque une sourde lutte d’influence entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite

Le grand jeu arabo-iranien a commencé
Le grand jeu a commencé. Cette confrontation, attendue – et redoutée – depuis des années, a bel et bien débuté avec la récente implication de la Ligue arabe dans la crise syrienne. La décision de suspendre la participation de Damas aux activités de l’organisation panarabe marque un début de processus d’internationalisation, qui met en jeu des forces débordant le cadre national, voire régional. Longtemps, on a cru que la confrontation entre, d’une part, l’Iran, puissance chiite candidate à l’arme nucléaire, et, d’autre part, l’Arabie saoudite, principale puissance du monde sunnite et alliée privilégiée des Etats-Unis dans le monde arabe, se réglerait au Liban. C’est finalement en Syrie, meilleur allié de Téhéran dans le monde arabe, que la partie se joue.

La Turquie, de nouvelles ambitions

Longtemps parasitées par le différend territorial du sandjak d’Alexandrette, territoire turc revendiqué par la Syrie, les relations syro-turques avaient connu un pic de crise en 1998 avant que Damas, sous la menace d’Ankara, se résigne à expulser le chef séparatiste kurde Abdullah Öcalan, installé en Syrie. Dix ans plus tard, Recep Tayyip Erdogan et Bachar Al-Assad concluaient un rapprochement spectaculaire. La Turquie servait également de médiateur pour des discussions indirectes entre Syriens et Israéliens.

Ce rôle de mentor n’a pas empêché le gouvernement turc de hausser progressivement le ton face à Damas après le déclenchement du soulèvement syrien. Parrain d’une partie de l’opposition syrienne en exil, en particulier les Frères musulmans, Ankara redoute une guerre civile dont il aurait à subir les conséquences et s’inquiète de voir les Kurdes, à cheval sur la frontière, profiter de la situation. La Turquie s’apprête à mettre en oeuvre des sanctions économiques et réfléchit à la mise en place d’une zone-tampon dans le nord de la Syrie, destinée à accueillir ceux fuyant la répression.

L’Arabie saoudite, l’obsession chiite

L’Arabie saoudite s’était longtemps accommodée du régime syrien, fer de lance arabe du "front du refus" face à Israël. Obnubilée aujourd’hui par la menace d’un Iran hégémonique, la dynastie des Saoud est prête à tout mettre en oeuvre pour briser l’axe Damas-Téhéran. C’est dans cette perspective qu’après la rupture consécutive à l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, titulaire d’un passeport saoudien, Riyad a progressivement repris contact avec le régime de Bachar Al-Assad, qu’il rendait pourtant responsable de la mort de son protégé. L’échec de cette stratégie conciliatrice a poussé l’Arabie saoudite à défendre une ligne dure au sein de la Ligue arabe, où Riyad a poussé pour l’adoption de sanctions après avoir retiré son ambassadeur de Damas en août.

Le Qatar, la diplomatie tous azimuts

La petite principauté du Golfe, qui entretient des relations compliquées avec l’Arabie saoudite, a longtemps joué les médiateurs dans la région pour se donner un rôle qui corresponde à ses ambitions. Le Qatar est aujourd’hui en pointe contre le régime de Bachar Al-Assad, qui a refusé les conseils de modération et de réforme de l’émir du Qatar. La rupture est consommée et c’est le premier ministre du Qatar, Hamad ben Jassem Al-Thani, homme de confiance de l’émir, proche des Etats-Unis et également ministre des affaires étrangères, qui a pris le dossier en main. Il préside le comité de la Ligue arabe chargé de la question syrienne et c’est lui qui a proposé la suspension de la Syrie après l’échec du plan de retour au calme accepté par Damas.

L’Iran, l’allié indéfectible

Nouée en 1980, l’alliance stratégique entre la Syrie et l’Iran est une pièce maîtresse de la politique extérieure de Téhéran. Elle lui a longtemps permis de prendre en tenaille l’ennemi commun qu’était l’Irak de Saddam Hussein. Elle a offert à la République islamique un levier sur le conflit israélo-arabe. Elle lui sert enfin à alimenter en armes et à financer le Hezbollah libanais, tout à la fois parti et milice chiite, à la tête de la coalition gouvernementale au pouvoir au Liban. Cette alliance ne s’est jamais démentie malgré les aléas ; elle a même débouché sur un traité de défense commune signé en mai 2008. Depuis le début du soulèvement syrien, Téhéran ne ménage pas ses efforts pour soutenir son allié syrien, notamment en exerçant des pressions sur le gouvernement du premier ministre chiite irakien, Nouri Al-Maliki, pour qu’il se range aux côtés de Bachar Al-Assad. Le Hezbollah libanais et les pasdarans (gardiens de la révolution) iraniens sont accusés d’aider la répression en Syrie, au moins indirectement en contribuant au maintien de l’ordre et à la surveillance de la cyberdissidence. Mais les moyens financiers de Téhéran sont limités par les sanctions internationales visant son programme nucléaire.

Les pays occidentaux, le rapprochement avorté

La révolution syrienne a mis fin au mouvement de rapprochement engagé par Paris et Washington avec Damas depuis 2008, après quatre années d’isolement intense à la suite de l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri.

Il a fallu attendre l’élection de Nicolas Sarkozy, puis de Barack Obama, pour que cesse la politique de boycottage menée par Jacques Chirac et George Bush. C’est la France qui est allée le plus loin en la matière, en invitant Bachar Al-Assad lors de la création de l’Union pour la Méditerranée et au défilé du 14-Juillet en 2008. Le seul bénéfice que Paris en a retiré a été l’arrêt des assassinats ciblés au Liban et la reconnaissance de la frontière entre les deux pays. Les discussions indirectes avec Israël n’ont mené à rien. La déception a repris le dessus. Aujourd’hui, la France, en pointe sur le dossier syrien, et les Etats-Unis appellent au départ de Bachar Al-Assad, tout en excluant une intervention militaire. L’Union européenne a adopté des sanctions, dont l’arrêt, en septembre, de l’achat de pétrole syrien, destiné à 90 % à l’Europe.

La Russie et la Chine, le front du veto

Echaudés par la tournure qu’a prise l’intervention de l’OTAN en Libye, Moscou et Pékin s’opposent fermement à toute ingérence en Syrie, allant jusqu’à poser leur veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Vladimir Poutine, candidat à la présidentielle en 2012 en Russie, en fait une question d’honneur pour l’instant. La Russie est la plus vigoureuse dans la défense d’un ancien allié traditionnel dans la région et d’un bon client de son industrie d’armement. Le port de Tartous doit accueillir la seule base navale destinée aux sous-marins nucléaires russes en Méditerranée.

Christophe Ayad et Gilles Paris

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Le régime aux petits soins pour les Kurdes de Syrie

Depuis le début de la crise, Damas ménage, avec un soin particulier, la communauté kurde. L’une des toutes premières mesures d’apaisement annoncées par le régime a consisté à octroyer la nationalité syrienne à une partie des 60 000 Kurdes privés de papiers depuis les années 1960. Conscient qu’il ne peut pas se battre sur tous les fronts, Bachar Al-Assad s’est assuré une certaine tranquillité dans la Jezireh, qui accueille l’essentiel des Kurdes de Syrie (10 % de la population), en changeant radicalement d’attitude envers le PYD, l’équivalent du PKK turc. En échange du maintien de l’ordre dans la Jezireh, le PYD, théoriquement interdit, a le champ libre pour mettre en place un embryon d’autonomie kurde. Damas aurait parallèlement repris son soutien au PKK, au grand dam de la Turquie, qui menace de réagir. Quant aux dirigeants kurdes irakiens, ils soutiennent pour l’instant M. Assad. Soit pour protéger les acquis de leur large autonomie, dans le cas de Massoud Barzani. Soit à la demande de l’Iran, dont le président kurde de l’Irak, Jalal Talabani, est un allié de longue date.

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