L’intégrisme au service de sa Majesté

Contredisant le matraquage médiatique qui présente l’islamisme dressé contre le seul Occident, le Britannique Mark Curtis détaille l’instrumentalisation de cette mouvance par et au profit de son pays.

L’intégrisme au service de sa Majesté
Il est difficile d’aller contre les idées établies. C’est le pari engagé par Mark Curtis, auteur d’une vaste enquête sur le fondamentalisme islamique. Elle plonge dans plus d’un demi-siècle de dossiers du pouvoir britannique. Reprenant pas à pas les événements connus, autant que les épisodes oubliés ou occultés du monde musulman, dans l’espace qui court de l’Atlantique au Pacifique et de l’Asie centrale au cœur de l’Europe occidentale, il ordonne cette mosaïque. Ainsi se dégage une vue d’ensemble de la politique de Londres à l’égard de l’islam et de ses courants radicaux.

Sa démonstration, amplement documentée, emporte l’adhésion. La centaine de pages qu’il consacre aux notes, précises et fouillées, et à un index exhaustif, fait de son livre une source exceptionnelle d’informations de première main. L’auteur aborde autant les soubresauts de l’Iran pris entre la monarchie et la mollahocratie que l’affrontement entre nationalisme arabe et intégrisme islamiste et décrit l’affirmation de cette violence religieuse de l’Extrême-Orient à l’Asie du Sud, en passant par l’Asie centrale et les Balkans. Bien que seul l’examen de la totalité de son texte en montre l’exceptionnel intérêt et la grande richesse, quelques exemples permettront d’illustrer ses propos.

Sans ignorer que l’intégrisme est violemment opposé à l’Occident, son mode de vie, ses valeurs et bien sûr sa présence, les tireurs de ficelles britanniques estiment cependant possible de l’utiliser pour bloquer ou attaquer indirectement leurs ennemis. Manipulant également extrêmistes et modérés, ils font chanter les pouvoirs en place, fussent-ils leurs meilleurs alliés. Plus prosaïquement, les fanatiques bornés peuvent s’avérer d’excellents clients pour le négoce et la finance de la City. Il est plus commode de tenir une troupe d’ignorants embrigadés que de contourner les multiples objections d’esprits avertis.

Pour l’Empire britannique, la survie des Empires ottoman et perse et de l’Afghanistan fut essentielle, jusqu’à la chute du tsarisme. Ces Etats musulmans servaient de barrage à la poussée russe vers les mers chaudes. D’où l’intervention anglaise aux côtés des Ottomans au cours de la guerre de Crimée (1853-1856). Après 1918, la consolidation du quadrilatère turc assura ces mêmes buts. Simultanément, pour maintenir leur contrôle sur la péninsule indienne, les vice-rois de Sa Majesté y dressèrent les musulmans contre les hindous. Ce processus s’acheva par le partage de 1947. Il donna naissance au Pakistan, nation fondée uniquement sur la religion, et permit à Londres de peser sur la rivalité qu’elle avait elle-même suscitée. Tout comme la Grande-Bretagne mit le feu au Proche-Orient en abandonnant, en 1948, la Palestine à son sort, bien qu’elle y fût tenue par son mandat. Troisième État à fondement confessionnel, l’Arabie Saoudite fut aussi une création britannique.

Dès lors l’iintégrisme, régulièrement encouragé par les agents de l’Intelligence Service – largement relayés depuis par les services américains –, prit de l’importance. S’appuyant sur les pôles constitués par l’Arabie Saoudite, comme pourvoyeuse de fonds, et le Pakistan, comme base organisationnelle, et exploitant le ressentiment né de l’injustice faite aux Palestiniens, la politique britannique a partout encouragé la diffusion des interprétations les plus rétrogrades de l’islam et continue de le faire. Un double langage et une politique ambiguë couvrent ce choix que laissent transparaître de multiples indices présentés par l’auteur.

Avant que ne commence à couler l’argent saoudien, les Frères musulmans égyptiens étaient, avec l’appui de l’Angleterre alors en Egypte, les premiers propagateurs de l’intégrisme politique, initiant la plupart des mouvements qui s’en réclament. Au fil des ans les États-Unis se sont substitués à la Grande-Bretagne dans cette politique. Celle-ci, bien que largement alignée sur eux, continue cependant d’être présente sur tous les terrains et parfois d’y donner le ton. La Grande-Bretagne a ainsi formé, en 1983 en Écosse, des commandants de moujahidine afghans contre les Soviétiques. En 1986, Margaret Thatcher recevait officiellement l’islamiste radical afghan Gulbuddin Hekmatyar qu’elle qualifiait sans rire de « combattant de la liberté », en dépit de sa brutale cruauté et des violentes exactions contre ses rivaux du même bord. Hekmatyar et Jalalludin Haqqani (autre chef des moujahidine), longtemps en relations avec les services britanniques, se trouvent aujourd’hui à les combattre en Afghanistan.

Pareillement, les excroissances intégristes que les autorités ont laissé pousser à Londres ont donné naissance à une mouvance radicale qualifiée de « Londonistan ». S’y sont retrouvés pêle-mêle, à différents moments, des membres des Groupements islamiques armés (GIA) algériens, du Gihad égyptien, d’Al-Qaïda, de Frères musulmans syriens, des taliban pakistanais et de bien d’autres, dont les vitrioleurs de femmes du mouvement al Nahda de Rached Ghannouchi et les redoutables mais très discrets sectaires du Parti de la Libération Islamique (Hizb al Tahrir al Islami), omis dans l’ouvrage. Curtis pense que les services secrets de son pays utilisent ce vivier pour y puiser des renseignements, recruter des agents et monter des opérations. Reste que les attentats du 7 juillet 2005 à Londres ont dégrisé les Anglais, victimes de manipulations et de contre-manipulations.

* Secret Affairs, Britain’s Collusion with Radical Islam, Mark Curtis, Serpent’s Tail, London, 2010, XVII et 430 p., 13 livres.

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