Gilles Kepel: «La laïcité doit redevenir facteur d’intégration, non de division»

Il a intitulé son essai Quatre-vingt-treize, hommage à Victor Hugo, comme pour redonner ses lettres de noblesse à ce département devenu symbole de la banlieue française. Vingt-cinq ans après sa première étude en banlieue sur la naissance de l’islam en France (1), Gilles Kepel a dirigé, à la demande de l’institut Montaigne, une grande enquête sur les communes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil en Seine-Saint-Denis, épicentres des émeutes de 2005. Un travail qui a abouti à l’automne à la publication du rapport «Banlieue de la République». Dans Quatre-vingt-treize, essai inspiré de cette enquête qui paraît aujourd’hui même (2), Gilles Kepel revient sur l’évolution et le sens de cet islam de France dont la Seine-Saint-Denis constitue un des terreaux les plus fertiles. A la veille de la présidentielle, il alerte les candidats sur la nécessité de prendre en main les problèmes sociaux qui continuent de faire des banlieues des territoires d’exclusion de la société (3).

Gilles Kepel: «La laïcité doit redevenir facteur d’intégration, non de division»
Vous dites que les banlieues ne se situent pas à la périphérie de la société française mais en son cœur. Le débat pour la présidentielle fait une quasi-abstraction de cette question, cela vous inquiète-il ?

Je crois même que ce sujet est délibérément occulté. On a d’un côté, à droite de l’échiquier politique, une tendance à l’hystérisation sur ces questions. Et de l’autre, à gauche, un silence autiste. Certains redoutent, dès que l’on parle des banlieues, que cela fasse le jeu de l’extrême droite. Cela ressemble à une tactique électorale à court terme. S’ils ne sont pas capables de s’emparer d’un débat comme celui-ci et d’y réfléchir, le débat s’emparera d’eux et les prendra au dépourvu. Il faut engager des mesures pour favoriser l’insertion sociale et l’accès au travail de ces populations, massivement jeunes. L’éducation est selon moi l’enjeu principal car il conditionne l’emploi, et l’emploi conditionne l’intégration sociale. Si les savoirs enseignés à l’école n’aboutissent pas à l’emploi, il va y avoir un découplage entre les savoirs et les valeurs. Et l’école verra ses valeurs rejetées. Dans notre enquête, nous avons vu que les plus virulents contre la société française, ce sont fréquemment ces diplômés confrontés à l’absence d’embauche. Pour eux, le discours de la République est un discours de mensonge ce qui les pousse à se réfugier dans un islamisme de substitution.

Il me paraît d’ailleurs important que les partis politiques fassent en sorte que les populations issues de l’immigration aient le sentiment, comme pour l’emploi, qu’à égalité de compétences, ils ont bien les mêmes opportunités. Que l’on puisse voter pour quelqu’un qui est originaire d’Afrique du Nord, comme on voterait pour un Corse, alors que l’on ne l’est pas soi-même. Je mets en garde nos responsables politiques : ne traitez pas cette question à la légère !

Dans Quatre-vingt-treize, vous racontez une histoire mal connue de l’islam en France : la récente expansion du halal. En quoi cela interroge-t-il l’évolution du rapport des musulmans à la société ?

C’est un enjeu très important. Il y a vingt-cinq ans, lors de ma première enquête, à la question «accepteriez-vous que vous ou vos enfants soient invités à manger chez des non-musulmans ?» la plupart répondaient «d’accord, mais on ne boit pas d’alcool et on ne mange pas de cochon» ou «oui, quelle question !». Aujourd’hui, la réponse est plutôt «oui, si c’est halal». Le halal, en principe c’est la consommation de viande égorgée selon les rites musulmans. La seule différence avec l’abattage tel qu’il est pratiqué en France, c’est le non-étourdissement préalable de la bête. En réalité, c’est un enjeu mineur mais qui a été monté en épingle par ceux qui voulaient contrôler ce marché prospère. Dans une agglomération enclavée comme Clichy-sous-Bois, c’est frappant, il est difficile de trouver un commerce ou un restaurant qui ne soit pas halal, en dehors du McDonald’s. «Faire le halal», ça signifie aussi en langage de banlieue, contracter le mariage religieux musulman, phénomène de plus en plus répandu, contrairement à ce que l’on entend souvent sur la progression des mariages mixtes. C’est donc une histoire de viande mais aussi une histoire de chair.

La généralisation du halal marque-t-elle un repli identitaire ?

Pas forcément. Il y a le halal sur le modèle bio, qui considère que c’est comme être végétarien ou manger bio. Cela fait partie d’un choix pluraliste qui n’est pas un élément de rupture. Et puis il y a le halal sur le modèle casher, qui est alors un modèle de clôture et de défense de la communauté face aux agressions extérieures, c’est un modèle plus clivant. Cela ne pose pas vraiment problème dans les relations interpersonnelles : les gens s’adaptent et la convivialité prime. En revanche, cela pose un vrai souci vis-à-vis de la cantine. La cantine, dans certains quartiers, est désertée par les jeunes de familles musulmanes. C’est une nouvelle mise à distance de l’école. Au lieu d’être encadré par la demi-pension, on va traîner, manger des sandwichs grecs infects mais halal. Il faut engager une réflexion politique sur cette question. On ne peut pas laisser la dégradation du rapport à l’école continuer.

Ce basculement vers le halal s’est fait sans grande polémique au regard du débat sur le voile. Comment l’expliquer ?
Au départ, le halal n’était pas perçu comme un enjeu par les mouvements islamiques français. Contrairement au voile, dont l’UOIF [Union des organisations islamiques de France, ndlr] a fait un facteur de clivage, destiné à accroître son emprise et sa popularité. Le voile a créé une sorte d’irritant majeur, jusqu’à ce que la commission Stasi, à laquelle j’ai participé, propose une solution : la loi interdit les signes religieux à l’école. Depuis, cette question s’est complètement dégonflée. A Clichy, les filles voilées enlèvent systématiquement leur voile à l’entrée et le remettent à la sortie. Tout cela a été routinisé, même si cela a été davantage obéi que compris. Le problème est que la laïcité y a acquis une image d’hostilité. Elle est en effet perçue dans les banlieues et parmi la communauté musulmane comme une logique anti-islamique. Il y a tout un travail à faire pour que la laïcité retrouve sa dimension de mécanisme d’intégration.

François Hollande vient justement de proposer l’inscription de la laïcité dans la Constitution…

Je ne suis pas contre l’idée qu’on inscrive la laïcité dans la Constitution, mais il faudrait d’abord faire un profond travail de pédagogie. Car, au lieu d’apparaître comme facteur de rassemblement, elle est aujourd’hui perçue comme facteur de division. La différence entre 1905 et aujourd’hui, c’est que la laïcité, c’était la séparation. Séparation de l’Eglise, du Vatican qui passait son temps à s’ingérer dans les affaires de la République et de l’Etat. Il ne s’agit plus de séparation. C’est même le contraire, la laïcité est un enjeu d’intégration. Il serait par exemple aujourd’hui normal d’accommoder le pluralisme de la société. C’est dans ce cadre qu’il faudra réfléchir à la question du halal à la cantine. On ne mange pas tous de la même façon. Nous n’allons pas criminaliser les végétariens. Je pense qu’il faut que l’on trouve une manière de sortir de ce blocage.

(1) «Les Banlieues de l’islam», naissance d’une religion en France, le Seuil, 1987.

(2) «Quatre-vingt-treize», Gallimard, 2012.

(3) Une rencontre-débat a lieu ce soir à 19 h 15 avec l’auteur à la librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail à Paris.

(Libération)

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