En Algérie, l’autoroute la plus chère du monde

Les premiers kilomètres sont trompeurs pour qui prend le volant à partir d’El-Issa, à l’extrême ouest de l’Algérie. C’est même à s’y méprendre : on croirait rouler sur une autoroute, toute neuve, une vraie, avec son revêtement, ses rocades, ses panneaux.
Les premiers signes apparaissent au bout d’une demi-heure, ce groupe d’hommes, par exemple, qui agitent les bras comme des naufragés sur la bande d’arrêt d’urgence. Ils demandent « de l’eau, de l’eau ». Sitôt bu, ils m’engueulent. « C’est très dangereux de s’arrêter sur l’autoroute Est-Ouest quand les gens vous font des signes. » Puis ils se présentent : ils sont balayeurs d’autoroute.
« Ce métier n’existe pas », je leur dis. C’est une blague, j’en suis sûre, les Algériens ont un génie de l’absurde, capable de tourner les choses les plus sinistres en chef-d’œuvre d’humour.
« Ça n’existe pas sauf en Algérie, rectifie l’un. Chaque équipe balaie 30 km par semaine, toujours les mêmes. »
Il a raison. La chaussée est tordue, une malfaçon, les machines n’arrivent pas à la nettoyer. Les balayeurs montrent l’asphalte tout juste posé et déjà crevassé, la signalisation en désordre où les kilomètres augmentent au lieu de décroître, et préviennent qu’un peu plus loin, du côté d’Aïn Nehala, la route vient de s’affaisser. Puis, triomphants, ils concluent : « Le tronçon où nous sommes est le plus réussi. » Je leur demande jusqu’où va l’autoroute.« Personne ne sait où elle peut vous conduire. Bon voyage. »

UN MONSTRE NOURRI DE PÉTROLE, D’ARNAQUES ET DE SCANDALES

Le voyage ? Il suffit de se laisser glisser, croit-on, sur 970 km de bitume, d’un bout à l’autre de l’Algérie, du Maroc à la Tunisie. Lancée en 2006 sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’autoroute Est-Ouest devait être le symbole d’un pays ambitieux qui se reconstruit après une décennie sanglante, une bravade face à tous les « printemps arabes » qui ont secoué la région, partout sauf en Algérie. Huit ans plus tard, toujours pas terminée, l’autoroute se révèle une des plus chères du monde. Mais surtout elle est devenue un monstre familier, nourri de pétrole, d’arnaques, de scandales, et dont toute l’Algérie se délecte des caprices.
La première étape doit être Oran, forcément, la grande ville de l’Ouest. Tout le monde me l’a répété avant mon départ, même Omar Benderra, économiste de talent, qui n’a pas mis les pieds dans son pays depuis plus de vingt ans. Benderra est un des premiers à avoir été contraint à l’exil, au début des années 1990, quand l’Algérie commençait à s’enfoncer dans la « sale guerre », prise en tenailles entre l’islam politique et le régime des généraux, entre le terrorisme et la lutte antiterrorisme. Ça a duré dix ans, 200 000 morts. A l’époque, je débutais en Algérie et Omar voulait me laisser entrevoir la violence qui imprègne toute situation là-bas. Il avait commencé ainsi : « La première fois que j’ai vu une femme nue, elle était morte. J’avais 7 ans. »
L’autre soir – c’était il y a quelques semaines, juste avant ce voyage au Maghreb –, nous parlions de nouveau avec Omar de violence et d’Algérie. Mais la violence de l’argent cette fois, un ouragan de milliards : dans les années 2000, la hausse du baril de pétrole – passé de 40 à 140 dollars – a catapulté l’Algérie du rang de nation surendettée à celui de grand argentier de la Banque mondiale. Cette manne soudaine a, paradoxalement, dévoilé le pays : pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans. « Sans cet afflux de dollars, je ne sais pas si l’Algérie existerait encore, dit Omar. A Oran, tu sentiras l’argent, c’est la cité des milliardaires. »

« BRAQUAGE À L’ENVERS »

Ça y est, je suis à Oran, dans le hall de l’Hôtel Sheraton, construit tout en verre au moment du boom pétrolier. « Un miracle », répète en boucle le personnel, comme pour s’en convaincre. « Qui bâtirait dix-huit étages en verre dans un pays qui redoute encore les attentats ? » En face de moi, la responsable d’une banque internationale chipote un mini-croissant. En Algérie, elle a découvert ce qu’elle appelle « les braquages à l’envers ». D’habitude, un voyou fait irruption dans une agence et ressort avec les billets, la scène est connue. Ici, c’est l’inverse. Quelqu’un entre, traînant des sacs-poubelle (« Car ces gens-là utilisent toujours des sacs-poubelle »,note doucement la banquière). Il les vide sur le comptoir : des millions de dinars, en cash. L’Algérie n’exige aucun justificatif de provenance. La banquière est songeuse : « Ce serait un formidable paradis fiscal si le pays était fiable, mais les circuits parallèles ont pris tant d’importance qu’ils ont fini par remplacer presque totalement les règles officielles. Aujourd’hui, en Algérie, la normalité, c’est l’illégal. »
Autour de nous, les seuls à avoir l’air riches sont les étrangers, costume et bijoux de prix, comme les deux businessmen indiens à la table à côté. Ils vendent de la viande de buffle à un mince jeune homme en polo, qui annonce : « J’en voudrais quatorze conteneurs congelés et cinq sous vide. Vous avez des petits pois aussi ? » Il les regarde à peine : il a toujours méprisé secrètement ceux qui, comme ces Indiens, flambent en fringues ou en grands hôtels. « Des pigeons », il pense. L’argent ne se montre pas ici, ou alors seulement pour les mariages et les voitures. Qui oserait étaler ses richesses quand on ne sait pas de quoi demain sera fait ? Aucun Algérien n’investit plus chez lui, et les étrangers encore moins : la loi du 51/49 les contraint de laisser à l’Etat la majorité du capital. Les capitaux partent à Dubaï, parfois à Paris, l’habitude. Au noir, bien sûr. Et le pays s’est transformé en épicerie géante, entièrement approvisionné de l’extérieur, où les habits, la nourriture, les équipements sont déchargés par conteneurs pour 38 millions d’habitants.

« MA PART DE PÉTROLE »

Sur le parking, Samia aussi attend des fournisseurs, mais brésiliens. « Les décideurs algériens, qui trustaient jusque-là les importations, ne pouvaient plus continuer à manger tout seuls. Trop d’argent. On a fait notre “printemps arabe” à nous : vous voulez garder le pays ? D’accord, mais il faut revoir la distribution. Moi aussi je veux ma part de pétrole. » « Ma part » : c’est l’expression du moment, celle qu’on entend scander dans l’Algérie entière, de bas en haut. Samia lève les yeux au ciel. « Ça devient pénible d’ailleurs ! » Et sur le ton de la ménagère au marché, elle se plaint de « l’augmentation de la corruption » : « Les cadres de l’administration se tirent la concurrence entre eux, du genre “j’ai eu mieux que toi”. Il leur faut toujours plus d’argent, plus de portables. »
Elle joue avec les clés de sa Mercedes, n’arrive pas à partir. Où irait-elle ? Et pour quoi faire ? « Le problème, c’est l’ennui », dit-elle. Abyssal. Etouffant. « Même pas un centre commercial comme au Maroc. » Il faut aller à Paris pour le shopping, à Hammamet pour s’amuser. Aujourd’hui, son cours de fitness est déjà terminé (« Je le fais au club de l’hôtel, il y a moins d’Algériens »). Son cours d’espagnol ne commence qu’à 18 heures. Tout le monde s’y rue. Avec l’effondrement de l’immobilier en Espagne, les villas en Andalousie se vendent au prix d’un F2 ici. Madrid facilite les visas en prime, pour doper le marché. Samia pense que maintenant elle est parée, des papiers et un toit à l’étranger, des fortunes planquées chez elle – en euros ou en dollars bien sûr, selon le marché noir. Comme si elle devait s’enfuir dans la nuit. Omar Benderra m’avait prévenue : « Les Algériens n’ont pas confiance en leur propre pays. »
Je voudrais que Samia me parle de l’autoroute Est-Ouest. Le projet a été attribué en 2006 à deux consortiums, l’un chinois, l’autre japonais, pour 11 milliards de dollars – on en est déjà à 18. Des tronçons entiers restent à faire ou à refaire.

SEULEMENT SIX STATIONS-SERVICES

« L’autoroute Est-Ouest ?, répète Samia. C’est comme le reste, une réalisation livrée clés en main, confiée à ceux qui garantissaient le maximum de commissions. Les Chinois n’ont pas eu de chance, les pauvres. Ils ont été corrects, bakchichs payés, travail terminé, mais deux réseaux de corruption rivaux se sont balancés entre eux. Les Japonais, c’est pire. » Elle s’interrompt. Finalement, elle a besoin d’un shampoing. « Rappelez-moi. » Son portable ne répond plus.
Sur l’autoroute, un panneau indique « Prudence, le danger est plus rapide ». Un autre : « Conduire est un plaisir, un art, une éducation ». On a faim. On a soif. On n’a plus d’essence. Depuis que je suis en Algérie, les stations-service deviennent une obsession. Six seulement ont été construites sur les quarante-deux prévues le long de l’autoroute. « Chaque équipement suscite son appel d’offres et donc ses propres commissions : visiblement, les responsables ne sont toujours pas d’accord sur ce dossier », m’avait expliqué Lyas, jeune journaliste à Alger, un des meilleurs spécialistes du dossier.

Finalement, une pompe apparaît, du côté de Chlef. Une mariée en robe blanche fait la file aux toilettes, son voile étendu sur le sèche-mains, tandis que la « dame pipi » lance de puissants youyous. Sur le parking, des familles boivent le café, certaines venues seulement « en visite sur l’autoroute ». Une infirmière de la région commente l’installation d’un fleuriste près de chez elle. « Un fleuriste, vous imaginez ! Il devait y en avoir deux dans tout Alger il y a quinze ans. » Soupirs d’aise.
Avant, elle avait d’autres préoccupations, par exemple, les coupures incessantes d’eau et d’électricité. Il ne reste plus que celles du gaz, dont le pays est producteur. « Pour une Française qui se chauffe chez elle au gaz algérien, ça doit paraître bizarre. Pour nous, non. C’est normal. » Son mari, employé au tribunal, a été augmenté de 100 % en 2011, avec rattrapage sur deux ans, comme toute la fonction publique. C’était en plein « printemps arabe », le régime algérien a lâché beaucoup, très vite. « On a même pas eu besoin de faire une émeute », dit le mari. Dans son service, la plupart des collègues considèrent leur salaire, non plus comme la contrepartie d’un travail, mais comme « leur part ». Lui aussi. Les ventes de voitures ont presque doublé en deux ans, tout le monde a voulu la sienne. Lui aussi.
Pendant ce printemps-là, en 2011, la presse internationale harcelait au téléphone les militants à Alger, persuadée que le pays serait le premier à exploser. « A la première manifestation, on était 3 000 peut- être, se souvient Moumen Khelil, de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Les passants s’arrêtaient pour nous insulter. A l’étranger, personne ne voulait me croire. » Même les lois, adoptées dans la foulée pour restreindre la liberté d’association et de manifestation, sont passées presque inaperçues.
Un peu plus loin, après Alger, une petite ville derrière un pont, au milieu des oliviers. Visiblement, l’arrêt d’autobus est l’endroit où s’afficher. Les jeunes gens parlent de l’Ansej, cette agence qui dispense un crédit pour aider les moins de 35 ans à monter une microentreprise. « Grâce à la campagne présidentielle, on l’a tous eu », dit un chômeur. Théoriquement, il faut rembourser. Il ne le fait pas. « J’y ai droit, c’est ma part », proteste le chômeur. Il n’a pas voté Bouteflika. D’ailleurs, personne ne lui a demandé. Ce qui compte, « c’est que le pays reste tranquille », affirme un étudiant. Pour toucher le crédit de l’Ansej, « il faut un piston, ce qui implique une chaîne de cinq ou six personnes à mobiliser, puis à récompenser. L’argent circule un peu. Ça occupe. Ça calme. »
Ali Mendjeli, la nouvelle ville de Constantine est habitée par 300 000 habitants. Un quartier qui s’est peuplé en 10 ans. Des grands ensembles plantés au milieu des champs. Ici ont été relogées des familles de plusieurs bidonvilles de Constantine aujourd’hui rasé par les autorités. | BACHIR BELHADJ POUR "LE MONDE"
C’est en allant vers Constantine que le voyage commence à se gâter. Après le tronçon chinois à l’ouest, les 400 km restants ont été attribués au consortium japonais Cojaal. On croise des convois de fortune, automobiles et camions se collant en cortège prudent derrière un véhicule qui paraît connaître les ruses. Entre soi, on se téléphone pour se signaler les dangers, ce bout de bitume déchiré où trois colonels se sont tués la semaine précédente, cet accotement devenu célèbre pour ses attaques de voitures. La route est parsemée des signes de sa propre débâcle, entrepôts à l’abandon gardés par des hommes en armes, flottille d’engins qui rouillent. Cojaal est rentré au Japon.

RUINES ET IMMEUBLES EN CONSTRUCTION

Dans le paysage vide, ces ruines jurent étrangement avec des immeubles en construction, ou tout juste terminés, tours surgies du néant, plantées en plein champ entre le ciel et l’autoroute. Le problème du logement est le premier motif d’émeutes à travers le pays, il en manque cinq millions. Abdelaziz Bouteflika a promis que son prochain mandat, le quatrième, résoudrait la crise de l’habitat.
A la Boule, sur les hauteurs de Constantine, le déménagement du bidonville s’est passé au petit matin, il y a quelques mois. La police, la gendarmerie, les brigades antiémeute encerclent les cahutes. Les gens sortent, effarés. « Montez dans les camions », ordonne un gradé. Le chef de daïra, un équivalent du sous-préfet, regarde de loin sans oser s’avancer. A vrai dire, le relogement avait été annoncé quelques jours plus tôt, mais qui était assez fou pour y croire ? Depuis cinq ans, date de la présidentielle précédente, un fonctionnaire passait régulièrement, jurant que des appartements allaient être attribués.
Ce matin-là, le convoi démarre. Ceux qui se retournent aperçoivent les bulldozers qui s’avancent déjà vers les baraques. Certains n’ont aucune idée de l’endroit où ils sont conduits. Tous sont nés au bidonville et y ont toujours vécu. Les camions s’arrêtent à Ali-Mendjeli, une ville nouvelle, à 25 km de Constantine. Les immeubles sont plantés par lots, accolés les uns aux autres comme au jugé, sans véritables rues ni éclairage, hormis deux grandes artères qui transpercent l’ensemble de part en part. Un numéro d’appartement est attribué à chaque famille. On grimpe les étages, encadrés de policiers. Au troisième, quelqu’un proteste qu’il préférerait un rez-de-chaussée, son père est handicapé. Le gradé se fâche : « Ça ne te plaît pas, ingrat ? Prends tes affaires et retourne d’où tu viens. Même si tu dois mourir, tu n’auras pas autre chose : c’est ici ou rien. »
Un chef de travaux les regarde s’installer. « Ça devrait être le plus beau jour de leur vie, ils ont enfin un vrai logement et on dirait des prisonniers. » En une dizaine d’années, Ali-Mendjeli est passé de 16 000 personnes à presque 200 000 : les trente-cinq bidonvilles de Constantine y sont relogés, l’un après l’autre. « Tous les cannibales se retrouvent empilés là, sans aucune planification », constate le chef de travaux. Des grues passent, balançant leur bras articulé, l’air est saturé de bruit et de poussière. Ali Mendjeli paraît un chantier permanent. Le chef dit : « Ça va devenir la Colombie. »
Dans les nouveaux appartements, aucun des « bidonvillois » ne parvient à dormir les premiers jours, trop de pièces, trop grandes, trop blanches. « Remplis-moi la baignoire », finit par demander Mohamed à sa femme. Il est intimidé. « Des baignoires, je n’en avais vu qu’à la télé. » Accroupie autour de la vasque, la famille regarde l’eau couler. Le père entre dans le bain. « J’étais un dauphin, je suis resté tout l’après-midi. » Chacun crie : « Je veux mon tour. » Et chacun l’a. Depuis, personne n’a plus repris de bain. La baignoire sert de réservoir, remplie à ras bord, « en cas de problème ». A travers tout l’appartement, des câbles de toutes sortes zèbrent le plafond, à la manière de cordes à linge. Le père est électricien, la mère aurait voulu être prof. Aucun suivi social n’est prévu.

« CHACUN VEUT ÊTRE LE CHEF »

A Ali-Mendjeli, il y a peu de commerces, quelques écoles, un terrain de football, parfois un ramassage d’ordures. Un coiffeur a remonté quatre planches, comme son ancien salon au bidonville. Selon lui, personne ne s’est installé là volontairement. « Mais recevoir un appartement en Algérie, c’est une chose qui n’arrive pas deux fois dans la vie. En général, d’ailleurs, ça n’arrive même pas une fois. »
Les deux commissariats ferment à 18 heures, les ambulances refusent de venir sans escorte policière. La nuit, chaque ancien bidonville affronte les autres en batailles rangées. « La problématique est simple : chacun veut être le chef et contrôler les choses importantes, la drogue ou les pièces de voiture », explique un gaillard en marcel. Il est surnommé « Marlon Brando ». C’est bien vu. Il répare une camionnette, musclé, barbouillé de cambouis, entouré d’enfants qui portent en triomphe un petit garçon aux dents cariées. « Avant, on faisait des émeutes contre le régime. Maintenant, c’est entre nous, explique « Marlon Brando ». Ils nous ont jetés ici en disant : “Mangez-vous les uns les autres.” C’est ce qui se passe. »
Plus loin, on voit une décharge, puis une autre, puis un terrain vague, puis de nouvelles constructions. Deux cent mille habitants devraient encore arriver. Seules les entreprises turques arrivent à tenir le rythme, monter une carcasse d’immeuble en cinq jours. Aucune information n’est disponible sur leur respect des normes sismiques. La ville n’a plus ni représentant ni élu depuis que le maire du Khroub, la commune voisine, s’en est vu retirer la gestion après la présidentielle de 2014. Membre du Front des forces socialistes (FFS, le parti historique d’opposition), il avait soutenu la candidature d’Ali Benflis et pas d’Abdelaziz Bouteflika. Le chef de chantier lâche les chiens avant de quitter l’entrepôt. Il dit : « Je travaille sur une bombe. Que Dieu nous garde. »

PLUS D’AUTOROUTE

Pour repartir, il faut prendre le tunnel. Il est fermé, pas encore fini ou déjà effondré, le policier posté au rond-point ne sait pas. A présent, on roule sur un cimetière d’autoroute. Certains ponts n’ont qu’une demi-arche. D’autres enjambent le vide. Les voitures zigzaguent entre les lanières de revêtement.
Ça y est. Il n’y a plus d’autoroute. On roule sur la terre. Des gens marchent à pied.
A la Cour suprême, une instruction est en cours à la fois contre les consortiums japonais et chinois. Dix-huit personnes sont mises en examen, essentiellement pour corruption, les commissions versées à la signature pour l’attribution du chantier atteindraient 16 % de la facture. Pendant les travaux, 5,3 % supplémentaires auraient été versés. Le mécanisme est enfantin : les différentes administrations créent des contraintes, qu’il faut payer pour lever. La procédure a été ralentie, le temps de l’élection présidentielle. Selon un avocat, « les Japonais n’ont pas réussi à finir, parce qu’ils n’arrivaient pas à gérer les différentes lignes de corruption ».
Dans un café, à l’entrée de la nationale, le garçon les a vus s’enfuir « pendant la nuit, entourés de gardes du corps ». Il se demande si Abdelaziz Bouteflika se représentera à un cinquième mandat. Qu’est-ce qu’il pourrait encore promettre ? Le garçon ne réfléchit pas : « Le Mondial de football, s’il reste du pétrole. On en a pour quinze ans, il paraît. »
Il manque 121 km de terrassement jusqu’à la Tunisie. Je fais demi-tour. Je voudrais retourner à Sidi Hamed, où cent trois personnes furent égorgées en 1998.

Florence Aubenas

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