Tunisie : malaise chez les islamistes

ANALYSE. Au pouvoir depuis 2011, seul parti stable de l’échiquier, Ennahdha a connu un sérieux revers au premier tour de la présidentielle. Sa gestion par Rached Ghannouchi est remise en question. L’heure des turbulences pointe.

Dimanche, 20 heures. Les instituts de sondage dévoilent les sorties des urnes. Le visage d’Abdelfattah Mourou apparaît en troisième position, devancé par Kaïs Saïed et Nabil Karoui. Samir Dilou, le directeur de campagne, intervient pour déclarer : « Les résultats que nous avons sont différents de ceux que vous avez vus sur certaines chaînes télévisées de la part de certains instituts de sondage. » Et de dire que « l’ISIE, l’instance électorale, est la seule autorité compétente ». Elle confirmera les estimations des sondeurs. Exit Mourou, premier candidat à la présidentielle de l’histoire du parti. Et début d’une crise à bas bruits.

Les cinquante nuances de Mourou

Trois semaines auparavant, quand le sexagénaire reçoit à domicile, loin du QG de son parti, faut-il y voir un signe ? L’homme dit « ne pas être le candidat d’Ennahdha mais soutenu par Ennahdha ». Une drôle de nuance qui ne contribue pas à clarifier la situation. D’autant que c’est l’instance dirigeante du parti islamiste qui l’a désigné par « 98 voix pour et 5 absentions ». Mourou revendique « cinquante années de militantisme », est un des membres fondateurs du parti, mais tient à son autonomie. En 2011, année post-révolution, il avait claqué la porte et présenté sa candidature à la constituante en indépendant. Il est revenu au bercail par le haut, devenant vice-président de l’Assemblée des représentants du peuple en 2015. Après la mort de Béji Caïd Essebsi, il en deviendra le président par intérim. Il dit qu’avec Ghannouchi ils sont « deux belligérants qui vivent ensemble ». L’un ne pouvant se passer de l’autre, mais « lui c’est lui, moi c’est moi ». Les soirs de défaites, ce genre de nuance se dissout dans le principe de réalité. La victoire est solitaire, la défaite se partage.

La tactique tortueuse d’Ennahdha

Pour comprendre l’échec électoral de 2019, il faut cerner les succès engendrés depuis 2011. La mouvance islamiste a changé. Les années 1980 et 1990 – guerre civile en Algérie – ont laissé place au Printemps arabe, depuis vomi par le maréchal Sissi, tête de gondole du front anti-Frères musulmans. Mis en prison sous Ben Ali, persécutés, torturés, les membres d’Ennahdha (dirigeants, simples militants) n’ont pas participé à la révolution. Ses principaux dirigeants (Rached Ghannouchi, notamment) étant en exil à Londres ou à Paris. Fort logiquement, avec son statut de parti honni par Ben Ali, Ennahdha remporte l’élection constituante de novembre 2011 avec 89 députés sur 217. Fort, mais pas majoritaire. Sa gestion du pouvoir fut mouvementée.

Hamadi Jebali, Premier ministre Ennahdha, démissionne en 2013 après l’assassinat de l’homme politique Chokri Belaïd. Il voulait composer un gouvernement d’apolitiques. La direction de son parti torpillera l’initiative. Jebali quittera le mouvement auquel il appartenait depuis des décennies. Les législatives d’octobre 2014 placent les islamistes au second rang, distancés par la Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi. 86 députés pour ce dernier, 69 pour Ennahdha. Depuis, Nidaa Tounes a vécu discorde sur discorde. Son autodestruction semble toucher à sa fin. Le bilan économique et social des cinq années de gouvernance commune s’avère désastreux.

Ennahdha sanctionné pour sa mauvaise gestion

Ses électeurs – le parti compte 10 000 militants – font aussi leurs courses. « On ne transige pas avec le quotidien », dit le philosophe tunisien Youssef Seddik. Le fait religieux se fracasse sur l’inflation, le chômage et l’absence d’évolution de pans entiers du pays. Dans une Tunisie où la quasi-totalité des partis est conservatrice, Ennahdha ne fait plus la différence. Le sujet n’est plus là. Sous la présidence de Rached Ghannouchi, le parti n’a revendiqué aucune présidence, aucun poste exposé. Depuis 2015, Ennahdha ne compte que 3 portefeuilles sur les 29 ministres qui composent le gouvernement. Une présence « light ». À l’ARP, les 67 élus Ennahdha soutiennent Youssef Chahed quand le propre parti du président du gouvernement demande son départ. Folies tunisiennes. En soutenant Chahed, le parti veut acquérir ses galons de respectabilité. Direction l’Europe.

La carte de la respectabilité internationale

Au printemps, la direction d’Ennahdha est en voyage à Paris. Ni Moulin-Rouge ni tour Eiffel pour Rached Ghannouchi. Il a fait le voyage en famille. Son gendre Rafik Abdessalem (ex-ministre des Affaires étrangères de 2011 à 2014) l’accompagne. Le député nahdhaoui de France Houcine Jaziri, surnommé « l’élégant » en interne pour cause de fine moustache et de costumes ciselés, a fait son travail dans l’Hexagone. Si quelques voix se sont élevées en Tunisie, dénonçant une « diplomatie parallèle », il s’agit d’une tournée politique à cinq mois des élections législatives. Lors de sa visite officielle, en février, le chef de gouvernement Youssef Chahed avait participé à des réunions avec son parti Tahya Tounes.

Pour Ennahdha, Paris succède à Bonn. La même délégation avait fait le voyage en Allemagne afin d’obtenir rendez-vous et photos qui seront partagées sur Facebook. Une façon de mesurer son poids à l’international. En tant que président de parti, Ghannouchi n’a pas vocation à être reçu par des ministres. Ennahdha souhaite mettre en avant sa responsabilité dans la stabilité gouvernementale. Alors que Nidaa Tounes se fracturait en haines multiples, le mouvement islamiste soutenait Chahed coûte que coûte. Des négociations ont eu lieu en juin et en juillet entre l’entourage de Chahed et d’Ennahdha afin d’obtenir un soutien discret. La mort du président de la République éparpillera les petits calculs. Le premier tour précédera les législatives. Le parti ne peut être absent de la course. Mourou est choisi.

Un parti qui est structuré, clivant, qui s’embourgeoise

Dans le paysage politique tunisien, Ennahdha est avec le syndicat UGTT la seule organisation d’ampleur. Elle est installée dans tous les gouvernorats, dans chacune des 350 communes. Un tissu associatif maille le territoire. Une machine puissante, efficace. Sa base, considérée par certains comme « un troupeau » qui obéit à toutes les consignes, a fondu. 1,5 million d’électeurs en 2011, un million en 2014, un demi-million en 2018. Et un peu plus de 400 000 le 15 septembre 2019. Un toboggan.

Les cadres, une force d’analyse

Dans une étude faite en interne en 2014, les jeunes cadres d’Ennahdha avaient livré un certain nombre d’enseignements. Ils avaient prévu la victoire de Nidaa Tounes et affirmé que leur leader Rached Ghannouchi était la personnalité politique la plus honnie du pays. Le rapport, lucide, terminera sa brève carrière dans un placard, voire une poubelle. Les sondages internes pour les législatives à venir placent Ennahdha à 23 % (67 sièges), suivi de Au cœur de la Tunisie, le parti de Nabil Karoui, 15 % (50 élus). Mais ça, c’était avant le premier tour de la présidentielle. Désormais, tout est ouvert pour le 6 octobre. Au sein d’un paysage politique dévasté par les conflits personnels, Ennahdha devrait conserver, grâce à son organisation nationale, un bloc parlementaire solide (50-60 députés). Rached Ghannouchi est lui-même candidat à Tunis. Mais l’heure des remises en question arrive.

Un risque de scission après les élections

Lotfi Zitoun était le conseiller politique du président d’Ennahdha. Il a démissionné de ses fonctions en juillet. « Mon rôle était de conseiller, ma démission est un conseil », dit-il dans un fin filet de voix. Il n’est pas d’accord avec la gestion interne du parti. Il n’est pas le seul. Le « clan » Ghannouchi – son fils, son gendre – règne en maître dans la maison. Les calculs politiques du Cheikh provoquent de vifs combats au sein du mouvement. Une défaite aux législatives pourrait accélérer un risque de scission. « Il y a un grand malaise », confiait un membre de Mehdi Choura. Pour d’autres, une cure d’opposition ne ferait pas de mal. On imagine les islamistes passant leur temps à faire la prière. Non, non. Ils font de la politique.

Par Benoît Delmas
Le Point

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