Scandales sexuels, la révolution des mots

Soyons audacieux. Postulons que la majorité de la classe politique française mâle n’est pas composée de harceleurs d’ascenseurs, de violeurs de femmes de chambre, de réflexologues dérapants, ou de partouzeurs pédophiles. Postulons que la majorité des élus se contentent de pratiquer une banale sexualité entre adultes consentants. Même dans ce cas, il reste assez de machos, pour avoir harcelé, humilié, et au total abîmé, davantage de journalistes politiques femmes qu’on ne croit. Ce sont ces humiliations invisibles, baignant dans un non-dit d’autant plus sidérant qu’il touchait des femmes postées au cœur de la machine médiatique, qui resurgissent aujourd’hui, dans l’onde de choc du premier «sex scandal» made in USA de la politique française. De Tron à Ferry, en passant par tous les récits de machisme d’hémicycle ordinaire, ce retour du refoulé déborde depuis trois semaines tous les codes, habitudes et pudeurs de la presse française.

Ce sont les mots utilisés, qui nous font le mieux prendre la mesure de la révolution en cours. Oui, la publication par Libé des témoignages des plaignantes de l’affaire Tron, et par Rue 89 du texte intégral de leurs plaintes, est bien une révolution (et contraste singulièrement avec le silence de plomb, qui a par exemple entouré pendant une décennie l’affaire du sénateur socialiste Mahéas, condamné définitivement l’an dernier pour agressions sexuelles). «Monsieur Tron m’a remonté ma jupe et a passé la main dans ma culotte. Je n’avais aucune réaction, tétanisée par le fait que je ne m’attendais pas à ça. J’espérais qu’il allait arrêter. De toute façon il a bien vu que je ne prenais pas de plaisir. Il a écarté mes lèvres et a mis son doigt. Quand il a vu que je n’avais aucune réaction, il a enlevé ses mains et il s’est mis à caresser Brigitte. J’ai entendu Brigitte faire une fellation à M. Tron.»

Le doigt de M. le maire dans le sexe de son employée de mairie : ces images de porno de gare étaient habituellement bannies des pages politiques des médias généralistes. Toutes proportions gardées, l’irruption de ce type de texte est aussi violente, que d’appeler «citoyen» un ci-devant marquis, ou convoquer Louis Capet à la barre.

Au nombre des complices de l’omertà passée, on compte nombre de journalistes politiques, y compris de femmes. Si l’histoire du dernier demi-siècle est aussi celle d’une sourde oppression sexuelle, dans les rapports entre élus mâles et journalistes politiques femelles, cette oppression a connu ses zones grises, ses zones de compromission. Il faut ici rappeler que l’art de vamper les mâles dominants fut presque élevé au rang de consigne professionnelle par Françoise Giroud, fondatrice de l’Express, icône du métier, et inculqué à quelques figures tutélaires de la profession, qui ont fait depuis de magnifiques carrières, si typiquement françaises. Cette tradition française existe, il faut en tenir compte, pour le meilleur et le pire. Ombres et lumières, elle a produit des centaines de beaux articles fatalement bien informés, souvent bien… troussés (pardon), mais aussi édifié une chape de connivence sur les privilèges secrets, les avantages partagés, les jouissances indicibles. Surtout, cette connivence a produit, dans les journaux et les magazines, une littérature politique tenant du conte médiéval, de la mythologie grecque, de la tapisserie de Bayeux, de la saga hollywoodienne, de la success story, mais toujours soft, inébranlablement soft. L’exhibition, dans le récit de la femme de chambre du Sofitel, du sexe d’un DSK surgissant de sa salle de bains, nous fait basculer dans le hard. Coïtus interruptus, les machos sont aujourd’hui à poil, leur engin pendouillant sous les projecteurs, guettés par le goudron et les plumes, sous les risées incrédules.

Cette phase de renversement de l’humiliation est nécessaire. Elle est même salutaire. Mépris des femmes, mépris du peuple, mépris de la presse s’abreuvent à la même source. Mais que les effarouchés du déballage se rassurent, elle sera forcément transitoire, ce qui ne signifie pas que l’on fera rentrer le dentifrice dans le tube. Qu’on la juge pertinente ou absurde, la superposition de l’image du viol à une certaine politique n’a pas fini de cheminer dans les têtes. Ou encore à la finance. «Aussi loin que remontent mes souvenirs, l’action du FMI est associée à des métaphores d’agression sexuelle. "Le viol de la nation" , telle était la formule employée par les médias sud-américains» écrit l’Argentine Flavia Dzodan dans The Guardian (reproduit par Courrier international). L’onde de choc, à tous les niveaux, ne fait que commencer.

Précision : Dans la tribune de Guy Lelong du 2 juin, «La musique contemporaine est prisonnière des fausses avant-gardes», une erreur a changé trois fois le terme néotonal en «néoatonal» ; il fallait lire : «les mouvements néotonaux» (§ 2), «cet anti-intellectualisme néotonal» (§ 3), «les néotonaux» (§ 6).

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