Sarkozy-Kadhafi : la pièce manquante de l’enquête

Les accusateurs libyens de l’ancien président Nicolas Sarkozy assurent que la note qui a lancé l’affaire a été falsifiée. Mais leurs déclarations, étrangement, ne figurent pas dans le dossier français.

C’est un détail qui n’en est pas tout à fait un. Dans le tourbillon provoqué par la mise en examen de Nicolas Sarkozy sur le soupçon de "corruption" et "recel de détournement de fonds publics", le 21 mars, l’information est passée inaperçue. Les deux ex-dignitaires libyens, sur les accusations desquels reposent les poursuites contre l’ex-président, s’ils affirment qu’un financement occulte a été apporté à sa campagne de 2007 sur ordre de Mouammar Kadhafi, assurent également que le document qui a déclenché le scandale était un faux. Cette position commune ne suffit certes pas à dissiper les suspicions, mais elle sème le trouble sur les origines de l’affaire et pose des questions sur certaines lacunes du dossier.

Le document en question est une note rédigée sous l’en-tête des autorités libyennes et datée de 2006. Il porte la signature d’un ancien chef des services secrets de Kadhafi, Moussa Koussa, et semble adressé à Béchir Saleh, alors considéré comme le bras droit du dictateur. Le texte évoque la tenue d’une réunion, le 6 octobre 2006, au cours de laquelle aurait été décidé le versement de 50 millions d’euros pour la campagne de Nicolas Sarkozy. Cette pièce avait été publiée par le site Mediapart en 2012, entre les deux tours de l’élection présidentielle opposant Nicolas Sarkozy à François Hollande. "Sarkozy-Kadhafi : la preuve du financement", titrait alors le site.

Deux anciens dirigeants libyens considèrent que le document est faux

Aujourd’hui, la justice ne semble plus tenir ce document pour un élément probant. Dans un rapport de six pages adressé le 6 novembre 2017 au juge d’instruction parisien Serge Tournaire, le parquet général de Libye résume les investigations menées à Tripoli en réponse aux demandes françaises. "L’enquête, écrit-il, a permis de constater que l’ancien régime [de Tripoli] a […] apporté son soutien à la campagne électorale du candidat à la présidence française Nicolas Sarkozy en 2006-2007." Plus loin sont évoqués les interrogatoires de deux anciens dirigeants libyens, désormais considérés comme les pièces maîtresses de l’accusation contre Sarkozy : l’ex-Premier ministre Baghdadi Al-Mahmoudi, et Abdallah Senoussi, chef du renseignement militaire (et beau-frère) du dictateur.

Ici intervient la surprise. Selon les magistrats libyens, les deux hommes auraient "confirmé la non-authenticité du document attribué à Moussa Koussa, estimant qu’il s’agit d’un faux". Outre que l’emploi du verbe "confirmer" laisse entrevoir que d’autres éléments déjà collectés allaient dans le même sens, le rapport ajoute qu’un troisième Libyen, Mostafa Abdeljalil, ancien ministre de Kadhafi devenu chef du Conseil national de transition (CNT) après la chute du tyran, aurait établi une "déclaration manuscrite" pour contester, lui aussi, l’authenticité de la pièce accusatrice.

Ces déclarations ne figurent pas au dossier des juges français

Or curieusement, cette attestation ne semble pas figurer au dossier des juges parisiens, et les longues auditions de Mahmoudi et de Senoussi, recueillies en décembre 2016 et janvier 2017 dans le pénitencier de Tripoli où ils sont détenus, ne mentionnent pas davantage leurs dénégations sur la fameuse note controversée. D’où proviennent alors les déclarations auxquelles font référence les magistrats libyens? Mystère. Sollicité par le JDD, le Parquet national financier s’est refusé à toute explication sur ce sujet, en invoquant "le secret de l’enquête".

En 2012, après la divulgation du document, Nicolas Sarkozy avait protesté de son innocence, démenti les accusations sur d’éventuels liens financiers avec le régime de Kadhafi et déposé une plainte pour "faux et usage de faux" contre le site Mediapart. Une enquête spécifique avait alors été ouverte (distincte de celle relative au financement de la campagne présidentielle de 2007). De nombreuses vérifications ont été entreprises, tant sur la forme du document que sur son contenu.

Des témoignages discordants sur l’apparence de la note ont été recueillis, mais les recherches des gendarmes ont largement montré l’invraisemblance de son contenu. Il a notamment été établi que l’ancien ministre Brice Hortefeux, présenté dans le document comme l’un des protagonistes de la réunion qui aurait préludé au financement occulte, ne pouvait y avoir pris part à la date indiquée. "Il existe donc une forte probabilité pour que le document produit par Mediapart soit un faux", concluait un rapport des enquêteurs dès 2015.

La plainte de Sakozy contre Mediapart s’est conclue sur un non-lieu

Les journalistes de Mediapart ont cependant été mis hors de cause quant à la fabrication du document lui-même, les experts consultés n’ayant relevé aucune trace de montage manifeste sur la note publiée (l’exemplaire original n’a toutefois jamais pu être examiné). Aussi la plainte de Nicolas Sarkozy s’est-elle soldée par un non-lieu le 30 mai 2016, confirmé par un arrêt de la cour d’appel rendu le 23 novembre 2017. Dans l’intervalle, jamais les déclarations convergentes de Mahmoudi et Senoussi n’ont été officiellement portées à la connaissance des enquêteurs. Une demande d’entraide judiciaire avait pourtant été adressée à la justice libyenne dès le 26 juin 2012. Elle semble être restée lettre morte. L’affaire n’est pourtant pas définitivement close. L’ancien président a saisi la Cour de cassation ; rien ne lui interdit maintenant de relever qu’au moment du non-lieu, les juges n’avaient pas toutes les cartes en main.

La position des deux anciens dignitaires kadhafistes, même résumée en quelques lignes dans le rapport venu de Tripoli, pose en outre un problème de cohérence. Devant les magistrats libyens, Mahmoudi et Senoussi ont détaillé les circuits et les moyens mis, selon eux, à la disposition de la campagne de Nicolas Sarkozy sur ordre du colonel Kadhafi. Leurs dépositions sont cependant contradictoires sur tous les détails – des sommes en jeu aux intermédiaires chargés de les collecter. Leur seul point d’accord porte sur l’inauthenticité du document de Mediapart.

Dès lors, comment choisir entre leurs assertions? S’ils sont jugés crédibles dans leurs accusations contre Sarkozy, il faut souscrire aussi à leur démenti sur la pièce fondatrice. Et si ce qu’ils disent sur le document n’est pas pris au sérieux, leurs dépositions à charge peuvent-elles l’être davantage? En mettant en examen Nicolas Sarkozy, le juge Tournaire (assisté de ses collègues Aude Buresi et Clément Herbo) a considéré que les soupçons pesaient plus lourd que les doutes. Mais s’il se vérifiait que les déclarations de ses accusateurs ont été expurgées de passages à décharge, la thèse d’une manipulation ourdie par les anciens kadhafistes prendrait du poids. L’ex-président pourrait alors être sauvé par ceux qui l’ont dénoncé.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Ce site Web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. Nous supposerons que vous êtes d'accord avec cela, mais vous pouvez vous désinscrire si vous le souhaitez. J'accepte Lire la suite