Sahel : un terrain miné par l’intégrisme (Alexandre Adler)

Comme en médecine, il existe une pathologie géopolitique dont le processus déclenchant est le même: un agent actif et un terrain immunitaire affaibli depuis longtemps. Ici, l’agent pathogène est bien connu, il s’agit de ce même mouvement multiforme né de l’exacerbation paroxystique d’un grand mouvement de masse islamiste bien plus vaste, en l’occurrence la radicalisation en Algérie de l’aile activiste du Front islamique du salut (FIS), le Groupe islamique armé (GIA).

Mais la composante la plus importante du phénomène, c’est le terrain immunitaire faible. Zone de population limite de la planète, mais jalonnée d’oasis, le Sahara appartient culturellement au Maghreb. Il est arabe sur sa frange ouest – la Mauritanie – et jusqu’à Tombouctou; il est fortement berbère partout ailleurs, avec une culture traditionnelle fondée sur une grande indépendance des groupes et une réticence évidente à l’islam normatif, qui se traduit notamment par le statut élevé réservé à des femmes qui partagent tout de la rude vie des hommes nomades.

La France, qui hérita de ce vaste domaine sans pouvoir encore vraiment l’administrer vers 1900, commit l’erreur de le détacher en petits morceaux mieux contrôlables, les uns gérés par l’armée métropolitaine d’Algérie – les unités chamelières -, les autres par les troupes de marine, basées à Saint-Louis du Sénégal et où naquirent les célèbres méharistes. Il y eut donc à la place d’une unité humaine, jusque-là incontestée, quatre territoires principaux. D’abord, une Mauritanie de culture marocaine rattachée purement et simplement au Sénégal. Ensuite, des Territoires du Sud administrés depuis Alger, mais hors statut départemental, et ce jusqu’à Tamanrasset. Enfin, et ce sont les troisième et quatrième morceaux, deux territoires désertiques touaregs rattachés sans aucune autonomie à deux territoires de l’AOF, le Soudan – devenu Mali à l’indépendance – et le lointain Niger, qui n’intéressait alors personne.

De Gaulle, penseur stratégique inégalé, eut tout à la fois l’intuition de ce qu’il fallait entreprendre, puis ensuite la prudence stratégique de s’en abstenir. Le projet de grand État saharien protégé de la France devait fournir un équivalent maghrébin à ce qu’était alors, pour les États-Unis, l’Arabie saoudite. Mais, le Général comprit vite que l’humiliation définitive imposée d’emblée à une Algérie indépendante, mais tronquée et coupée de ses ressources d’hydrocarbures, n’aurait eu comme conséquence immédiate que le basculement du Front de libération nationale (FLN) dans l’alignement sur Moscou. On retira donc ce projet visionnaire mais dangereux des cartons, et on laissa les frontières à peu près en place, abandonnant un petit million de Wolofs sénégalais à une Mauritanie d’un arabisme de plus en plus marqué.

La balkanisation de la région

Le Niger, en revanche, recélait une ressource stratégique non négociable, l’uranium des mines d’Arlit. Longtemps, ce non-pays, qui n’est qu’une mince bande de territoire et de populations le long de la frontière nigériane, fut géré par les attentions conjointes d’Houphouët-Boigny et de Jacques Foccart, depuis la lointaine Abidjan. Depuis la fin de la «seconde colonisation» française en 1989, et déjà par l’exacerbation du conflit algéro-marocain autour du Sahara ex-espagnol et de la Mauritanie depuis 1974, la balkanisation non planifiée de la région commence, hélas, à laisser place à de nombreuses lésions sur le terrain. Un temps passionné par l’élargissement de sa frontière sud, Kadhafi cherchera même à regrouper tous les Berbères du Sahara dans un «Front pour l’indépendance de l’Azawad», aujourd’hui bien oublié de son inventeur, mais dont le programme tacite est passé dans d’autres mains, soit locales, soit intégristes.

Une solution politique se dessine pourtant, à laquelle la France est malheureusement réticente: l’extension d’une souveraineté informelle de l’Algérie vers ces régions à l’abandon, compensée par un assainissement définitif du flan ouest au profit du Maroc. Le courage des soldats africains du Mali et du Niger, manifeste chez leurs tirailleurs sénégalais dans la France combattante est là pour le montrer: il ne s’agit en aucune manière de détermination, mais de réalité ethnique et historique longue: à Kidal, au Mali, à Arlit, au Niger, seuls les Touaregs décidés à éradiquer al-Qaida peuvent ramener une sécurité durable, avec certes l’aide ponctuelle et technologique de la France et des États-Unis, mais d’abord une participation volontaire et sans réticences d’une Algérie, somme toute alliée, dont il faut rappeler que l’actuel président Bouteflika fut pendant la guerre un envoyé sur place du FLN au pseudonyme d’el-Mali. La vraie flexibilité stratégique se trouve là: à Alger et nécessairement aussi à Rabat, nos deux véritables alliés naturels.

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