Nour-Eddine Boukrouh : « Bouteflika s’agrippe au pouvoir comme Harpagon à sa cassette »

Acteur de la vie politique algérienne depuis plusieurs décennies, Nour-Eddine Boukrouh lance un « Appel pour une révolution citoyenne pacifique ». ENTRETIEN

Certains dirigeants politiques algériens ont déjà annoncé leur soutien pour un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika en 2019, malgré son âge (il est né en 1937) et surtout son état de santé (il n’a plus parlé aux Algériens depuis mai 2012). L’ancien ministre Nour-Eddine Boukrouh (il a occupé des postes économiques de 1999 à 2005) ose évoquer la « grande peine » et une « certaine honte » qui envahirait ses compatriotes. L’ancien fondateur du Parti du renouveau algérien (PRA) et auteur de nombreux ouvrages, notamment L’Algérie entre le mauvais et le pire, et Que faire de l’islam ? s’est confié au Point Afrique sur sa démarche qui a déjà touché des milliers d’Algériens.

Le Point Afrique : Vous avez lancé un « Appel pour une révolution citoyenne pacifique ». Quel a été l’impact de cet appel en Algérie et chez les Algériens vivant à l’étranger ?

Nour-Eddine Boukrouh :
Je dois préciser que cet « Appel » ne constitue pas une démarche politique solitaire, mais exprime ce que des millions d’Algériens pensent tout bas. C’est pourquoi son impact à l’intérieur, à l’extérieur et sur les réseaux sociaux ne cesse de monter en puissance. Mais pour comprendre ses motivations et ses objectifs, une rétrospective s’impose.

L’Algérie est le premier pays affilié à la sphère arabo-musulmane à avoir tenté l’expérience du pluralisme politique après une révolte sociale à motivations économiques en octobre 1988. Pris de panique, le pouvoir a promulgué une constitution pluraliste pour être éligible à l’aide financière extérieure. S’ensuivirent des élections municipales et législatives libres à l’issue desquelles le courant islamiste rafla la mise comme ce qu’on a vu dans les pays touchés par le Printemps arabe.

Ce phénomène qui n’était pas d’essence politique, mais culturo-religieuse reçut un traitement militaire qui plongea le pays dans une décennie de terrorisme dont il a émergé avec la hausse des prix du pétrole à partir de 2001. Cette manne a permis de remettre sur pied l’État et de panser les blessures de la société, mais a aussi été mise à profit par Bouteflika pour restaurer l’esprit du parti unique et les pratiques de l’économie dirigée.

Alors que la Constitution ne lui permettait que deux mandats, il l’a amendée pour s’en offrir quatre, totalisant vingt ans, et se prépare à un cinquième, malgré son état végétatif. C’est pour contrer cette intention ou une succession arrangée au profit de son frère que j’ai lancé une Initiative politique, dont l’« Appel » aux citoyens n’est que la première séquence. La deuxième a paru il y a quelques jours et consiste en un « Appel » adressé à l’armée pour qu’elle n’utilise pas ses effectifs et son armement contre le peuple au cas où celui-ci venait à s’insurger par suite de la faillite de la politique économique de Bouteflika.

L’idée circule que le président Bouteflika envisage de se représenter en 2019. Pensez-vous que le pouvoir algérien n’est pas totalement verrouillé et qu’il y aurait de la place pour d’autres alternatives ?

Bouteflika a eu le temps et l’argent nécessaires pour transformer le pouvoir en citadelle imprenable et les finances publiques en cassette d’Harpagon dont il a disposé à sa discrétion pour renforcer son emprise sur tout ce qui compte dans les rouages de l’État ou représente une capacité de nuisance dans la société. C’est sur les bénéficiaires de ses prodigalités qu’il compte pour rester au pouvoir alors que le pays ne peut plus se permettre une telle prise de risque. L’alternative ne peut venir que d’une réaction citoyenne pacifique et légaliste à l’occasion de la prochaine élection présidentielle en 2019.

Vous-même, envisagez-vous de vous présenter ?

L’opposition au cinquième mandat est un des principaux objectifs de l’Initiative qui se déclinera en plusieurs séquences, dont l’une sera consacrée à la proposition d’un mécanisme de sélection d’une candidature commune appelée « candidature de l’alternance », car même en cas d’abandon d’un nouveau mandat pour Bouteflika, il faut s’attendre à un succédané.

Comment expliquer qu’un pays comme l’Algérie puisse envisager de présenter un homme en fauteuil roulant, incapable de mener une campagne électorale, de recevoir des chefs d’État étrangers ou les ambassadeurs étrangers pour lui présenter leurs lettres de créance ?

Les Algériens ressentent une grande peine et une certaine honte devant le spectacle qu’offre cet homme qui s’agrippe au pouvoir comme Harpagon à sa cassette, mais il y a lieu de tenir compte de l’influence et des intérêts du clan avec lequel il gouverne. D’un autre côté, ils craignent de retomber dans les affres de la décennie noire s’ils venaient à se révolter. Tout l’art politique consiste pour nous à trouver un chemin entre ces deux périls.

Vous déplorez la mauvaise santé économique du pays en raison de la baisse des prix des hydrocarbures (gaz, pétrole). Mais quelles solutions préconisez-vous ?

Le Premier ministre vient de déclarer devant le parlement que l’État n’a pas de quoi payer les salaires et les émoluments des députés en novembre. Ceci pour la monnaie et les dépenses locales, qui peuvent être couvertes par la création monétaire. Pour les dépenses extérieures, l’Algérie a besoin d’environ 80 milliards de dollars par an, mais ne reçoit plus de ses exportations d’hydrocarbures que le tiers. Ses réserves de change équivalent à un an et demi d’importations, et au-delà c’est l’inconnu. La solution ? L’histoire de l’Algérie depuis son accession à l’indépendance se confond avec l’histoire de son pétrole du fait d’un pouvoir incompétent comparable à celui qu’exercent Mugabe au Zimbabwe et Maduro au Venezuela. Il est temps que les nouvelles générations formées aux idées de sécularisation et de pluralisme et en symbiose avec le sens du monde prennent les commandes de leur pays pour donner à l’Algérie la place qu’elle mérite dans le bassin méditerranéen.

Propos recueillis à Genève, par Ian Hamel
Le Point

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