Mohamed Benchicou : «L’Algérie est une bombe à retardement»

Dans « Le Mystère Bouteflika », Mohamed Benchicou, journaliste et écrivain, retrace la vie du chef de l’État devenu comme la métaphore saisissante d’une Algérie suspendue à son seul souffle. Il s’est confié au Point Afrique.

La scène se déroule le 6 décembre 2017 : le président algérien va recevoir son homologue français, Emmanuel Macron. Juste avant, Abdelaziz Bouteflika médite devant la mer. Sur le pouvoir, le sien, celui qu’il a tant aimé. Sur sa finitude aussi. Le vieil homme et la mort ouvrent le livre de Mohamed Benchicou.

Depuis 2004, Mohamed Benchicou apparaît comme la Némésis politique d’un président tout à la fois puissant et impotent. Se choisir un ennemi intime, c’est aussi lier son destin au sien. Cette année-là Mohamed Benchicou fut emprisonné durant 2 ans et son journal, Le Matin, fermé dans la foulée. Peu avant ses ennuis avec la justice algérienne, il avait publié Bouteflika : une imposture algérienne, pamphlet à la plume vitriolée qui fit grand bruit. « Tout le monde a peur du futur algérien : le peuple à qui on cache tout, mais qui se doute bien que l’avion est sans pilote, les voisins du Maghreb ou de l’Europe qui prévoient une proche catastrophe, mais aussi les dirigeants algériens eux-mêmes (…) pour savoir comment annoncer à une population désabusée que les caisses sont vides », annonce sans ambages l’auteur.

Tout commence d’abord comme une revanche. À la mort de Boumédiène, Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, espère accéder au pouvoir. Mais selon ses mots « il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat ». Il réclamera d’ailleurs au général Nezzar « une prétendue lettre testament par laquelle Boumédiène l’aurait désigné comme son successeur ». Pour l’auteur, le retour au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en 1999 sera vécu par lui comme le rétablissement « dans son droit après deux décennies d’injustice ». Le journaliste rappelle également l’affaire du détournement de fonds du ministère des Affaires étrangères entre 1965 et 1979. La vraie raison, selon l’auteur, de sa mise à l’écart par le FLN en 1981 puis de l’exil d’Abdelaziz Bouteflika.
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Puis, l’histoire du président algérien s’avère comme « une incroyable supercherie », précise-t-il. Du 27 avril 2013, date de l’AVC présidentiel à avril 2014, « le pouvoir a réussi à cacher la vérité sur l’accident vasculaire cérébrale qui a frappé le président Bouteflika ». Il fallait empêcher qui, parmi le DRS (le département du Renseignement et de la Sécurité était le service de renseignements algérien, NDLR), serait tenté d’imposer « l’application de l’article 88 de la Constitution (art 102, après la révision constitutionnelle, NDLR) » qui prévoit de déclarer l’état d’empêchement du président « pour cause de maladie grave et durable ». L’Algérie est désormais un pays coupé du monde et plus aucun grand leader ne s’y rend, « faute d’interlocuteur ». Le pays est aussi paralysé, puisque selon la Constitution, le président est le chef des armées, il conduit la politique extérieure, préside le conseil des ministres, ratifie les traités et reçoit les ambassadeurs.

Pour l’auteur, les médias occidentaux, les dirigeants français « ont servi de porte-voix à Bouteflika ». L’Algérie est alors devenue un méditerranéen village Potemkine où chacun faisait semblant de croire à l’«alacrité » – selon le mot de François Hollande pour le qualifier – du président pourtant si visiblement diminué. Car Mohamed Benchicou l’affirme, « Bouteflika, c’est l’affaire de la France ». Même si le président algérien saura jouer et surjouer à l’intérieur de «cette passion antifrançaise».

Le récit de la rencontre avec Emmanuel Macron est ainsi détaillé : « L’équipe de retoucheurs d’images (…) va se charger de remanier le film de la rencontre. (…) Les officiels français donneront alors du crédit au subterfuge et attesteront avoir rencontré un président au mieux de sa forme. » Plus encore, pour l’auteur, « Emmanuel Macron aura laissé entendre que la France ne fera pas obstacle à un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika, mais qu’elle attend une ouverture économique plus soutenue de la part de l’Algérie ». Il ajoute que le président français n’aurait pas caché son dépit de voir la France supplantée par la Chine.

Autre question lancinante, comment un pays qui ambitionnait de se hisser au rang de l’Espagne (…) s’est retrouvé relégué au rang d’une « nation maudite » ? Comment la Libération nationale a-t-elle abouti à cet « État néo-patrimonial », selon le mot de Djilali Hadjadj, responsable de la section algérienne de Transparency International, à ce pays riche livré aux prébendes et prévarications ?

Des ombres passent à travers ce livre crépusculaire : celle de Saïd Bouteflika, l’empressé frère qui murmure à l’oreille de son aîné. Puis surtout, peut-être plus discret, Chakib Khelil, devenu ministre de l’Énergie. Voici pour le parcours : ami de longue date du président Bouteflika, du temps d’Oujda, doctorat en ingénierie pétrolière obtenu aux États-Unis, citoyen américain, et qui a travaillé pour la Banque mondiale.

Pour l’auteur, le pétrole algérien avait échoué entre les mains « d’un citoyen américain né à Oujda » et qui a ouvert « les richesses nationales à la pègre pétrolière internationale, dénationalisé le pétrole comme le souhaitaient les lobbies étrangers qui avaient favorisé l’accès au pouvoir d’Abdelaziz ». Une possible privatisation des hydrocarbures qui sonne pour l’ancien vice-président de la Sonatrach, Hocine Malti, comme une « recolonisation, du moins économique, de l’Algérie ».

En échange, Chakib Khelil allait apporter à Bouteflika son carnet d’adresses américain. Mais cet homme-lige fut éclaboussé par l’affaire de la compagnie italienne Eni, qui aurait payé, via sa filiale Saipem, des pots-de-vin pour obtenir des marchés en Algérie et « garantir les faveurs du ministre de l’Énergie Chakib Khelil », selon les mots du procureur du tribunal de Milan Paulo Scaroni.

Pour l’auteur, Chakib Khelil n’a jamais caché son ambition de devenir un jour président de l’Algérie. « Pourquoi pas ? Le pays est moribond et peu importe l’identité du prochain gangster qui l’achèverait de la dernière balle». « À moins que… » ajoute-t-il. Pour Le Point Afrique, il revient sur cet ouvrage sensible.

Le Point Afrique : Comment se met-on dans la tête d’Abdelaziz Bouteflika, et a fortiori, dans celle de son ennemi intime ?

Mohamed Benchicou : Bouteflika n’est pas mon ennemi intime et je ne suis pas le sien non plus. Il est l’ennemi de toute l’Algérie, même de ceux qui croient être ses amis ou ses alliés. On en reparlera dans très peu de temps. Comment se mettre dans la tête de Bouteflika ? Tous les hommes ambitieux qui vivent pour le pouvoir réfléchissent de la même manière. J’avais déjà exploré la tête d’un autocrate dans la pièce de théâtre Le Dernier Soir du dictateur, dans laquelle on voit un homme otage de sa propre ambition. Il y apparaît à la fois esclave et maître de sa soif de pouvoir. C’est la raison pour laquelle je crois en l’hypothèse d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. J’ai écrit ce livre pour raconter l’histoire d’une nation entre les mains d’un homme ambitieux ; une histoire réelle, celle d’un homme fasciné par le pouvoir.

Pourquoi cette certitude de ce cinquième mandat ?

Voici 19 ans qu’il est au pouvoir et voici 19 ans qu’on répète qu’il va partir. J’explique dans ce livre, ou plutôt je le rappelle, qu’il a la conviction d’appartenir à un clan de droit divin, celui de Oujda, fondateur du pouvoir. Il serait ainsi légitime par sa seule appartenance à ce clan. Selon lui, il aurait dû être au pouvoir depuis 39 ans, depuis la mort de Boumédiène en 1978. Il lui revenait « naturellement » de lui succéder. Il avait demandé du reste à des généraux de lui remettre « le testament de Boumédiène » qui l’aurait, selon lui, « désigné » comme « successeur » du défunt président. Réalise-t-on qu’en République, cet homme est persuadé que la fonction présidentielle serait d’essence monarchique ? Il n’est pas venu au pouvoir pour partir ; il n’en partira que pour le cimetière. Il n’y a aucun doute sur ce point.

Mais cette hypothèse d’un cinquième mandat ne va-t-elle pas déclencher la colère du peuple algérien ou même des crispations du côté de l’armée ou de l’appareil sécuritaire algérien ?

Pour rester au pouvoir à vie, Bouteflika a réaménagé tout l’édifice politique, social et économique en fonction des nécessités du pouvoir absolu. Il a réglé l’Algérie sur son ambition. Il a agi sur la hiérarchie militaire, effectué les changements d’hommes nécessaires, de façon à installer à tous les niveaux de décision des hommes qui lui sont acquis. Il a démantelé l’État pour l’objectif unique et essentiel de rester au pouvoir. Désormais, il n’y a plus d’autorité, d’institutions étatiques viables. Le problème est que, s’il a démantelé cet État algérien, il ne l’a pas remplacé par un État « bouteflikiste ». L’Algérie est un pays sans État. Livré à la prédation et à la corruption.

En creux, qu’est-ce que cela dit de la classe politique algérienne ?

Je ne pense pas que cela soit l’affaire de cette seule classe politique. Cela va plus loin. Il a fait en sorte que l’édifice institutionnel lui soit inféodé. Il a cassé tous les appareils qui pouvaient lui tenir tête. Il a fait cela durant 19 ans. Désormais, ces nouveaux centres de décision qu’il a mis en place lui sont acquis par le régionalisme ou par la Baya’a, l’allégeance. Il a remplacé les rapports politiques par des rapports d’inféodation clanique et régionaliste. Il est un roi en République. II est fasciné par les monarques, notamment il a été longtemps envoûté par Hassan II. Pour lui, gouverner est être un monarque. Pendant 19 ans, il a empêché toute émergence d’une société civile, toute autonomie de la société, selon les critères de la politique moderne. Il a condamné les Algériens à être des sujets.

Vous décrivez le rôle de la France et des États-Unis dans la consolidation de ce pouvoir. Quels intérêts auraient ces deux pays dans ce statu quo ou cette vitrification de l’Algérie ?

Il est logique que des puissances extérieures se félicitent et exploitent la situation politique favorable dans un pays comme l’Algérie. La France s’était réjouie de l’arrivée, en 1999, d’Abdelaziz Bouteflika, un homme qu’elle savait captivé par la France et aussi ambitieux qu’artificiel. Elle le préférait, en tout cas, au président Zéroual, qui lui était franchement hostile. On se rappelle que Zéroual avait refusé de serrer la main à Jacques Chirac à l’ONU. Les Occidentaux ont renforcé cet homme, dont Chirac dit dans ses Mémoires qu’il est « timide et complexe ».

Les ventes françaises en Algérie ont augmenté de 700 % en 6 ans, dès après l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika.

Quant aux États-Unis et leurs intérêts, n’oublions pas qu’il a été le président qui a imposé une loi sur les hydrocarbures, qui dénationalisait ces derniers. Il a installé à la tête de l’Énergie algérienne un homme acquis aux thèses américaines, un Américain d’origine marocaine, Chakib Khelil. Tout cela explique le soutien bienveillant de la France et des États-Unis envers son régime. Cela continue alors que l’Algérie est en danger et que le président impose son handicap. On fait comme si tout cela était normal alors que ce pays est une bombe à retardement sur laquelle on ferme les yeux.

Pourquoi est-ce une bombe à retardement ?

Le bilan d’Abdelaziz Bouteflika est éloquent. En 19 ans, il a mis le pays à genoux. La monnaie nationale ne cesse pas de se dévaloriser jusqu’à devenir une monnaie de singe. Le pays importe tout ce qu’il consomme et ne produit quasiment rien, hormis les hydrocarbures. Ce pays vit sur la « planche à billets ». Il n’y a pas de projet économique. Même le FMI se dit préoccupé par le taux de chômage du pays. Le pays vit sur une image artificielle et tôt ou tard ces artifices vont disparaître et laisser la place à la réalité qui est celle-ci : nous ne sommes pas maîtres de notre avenir ni sur le plan économique, ni social, ni politique. Tout est fait pour laisser pourrir les choses et laisser s’aggraver les retards.

Mais ne peut-on pas mettre au crédit d’Abdelaziz Bouteflika la fin de la guerre civile ? Vous dites pourtant que même sur ce plan, il s’agit d’une illusion.

Toute la pratique du président a consisté à faire de la communication. Il est un homme amoral, au sens où il se considère comme au-dessus de la morale. Il est machiavélien, au sens où la fin du pouvoir justifie les moyens mis pour l’acquérir. Il n’est pas dérangé par le fait de prendre pour lui les réussites des autres. Quand il arrive au pouvoir en 1999, le peuple algérien luttait seul depuis des années contre le terrorisme. Lui était alors chez les rois du Golfe. Pendant 8 ans, pendant qu’il se pavanait dans les palais royaux des émirs arabes, le peuple bravait l’horreur, avait souffert, avait sauvegardé le pays au prix de milliers des vies. Le peuple avait réussi à contenir ce terrorisme puis à le vaincre. Abdelaziz Bouteflika est venu après cette guerre héroïque qui fut menée sans lui. Non seulement il a enjolivé son action contre le terrorisme, mais il a fait des promesses qui ont été non tenues. Abdelaziz Bouteflika est une chimère, une illusion. Lorsque le peuple se réveillera, il découvrira le cauchemar éveillé dans lequel il vit.

Quel rôle joue son entourage, notamment deux hommes : son frère Saïd et son ami d’enfance d’Oujda, Chakib Khelil ?

Cette question concerne tout le personnel politique caché derrière le fauteuil roulant du président. Qui sont ces forces qui tirent profit du handicap d’Abdelaziz Bouteflika ? Qui dirige le pays ? Pour quels intérêts ? Qui a intérêt à le laisser au pouvoir pour un cinquième mandat ? Peu le savent. Mais ce qui est certain c’est que le pouvoir algérien est terrorisé par l’hypothèse d’une colère sociale. Il faut voir avec quelle sauvagerie les médecins en grève ont été réprimés récemment. Cela augure d’un régime répressif dirigé par de groupes très puissants, qui ne veulent pas avoir des comptes à rendre, ni se retirer de leur position privilégiée au cœur du pouvoir. Pour cela, il leur faut laisser le président au pouvoir. Il y a là convergence d’intérêts entre l’ambition d’un homme et ces intérêts mafieux afin de garder la main sur ce qui reste de richesses et de rente pétrolière de ce pays. On parle souvent de Saïd Bouteflika, mais cela ne s’arrête pas à lui. Il y a aussi Chakib Khelil.

Voilà un homme qui a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international délivré par la justice algérienne, qui prend la fuite, et qui deux ans plus tard revient au pays après avoir été innocenté en catimini. On ne sait ni comment ni par qui. Il revient avec des ambitions politiques visant le sommet, Premier ministre ou autre chose encore. Qu’est-ce que cela veut-dire ? Cela signifie que cet homme a été réhabilité sur ordre des Américains. Il n’y a pas d’autre explication. Cela signifie aussi que l’Algérie est en perte de souveraineté autant que de vitalité sur le plan économique, politique. C’est un pays dont on peut dire qu’il est moribond, mais bien maquillé pour faire illusion et recevoir les visiteurs.

Pour ce qui concerne le DRS, ou sécurité militaire, le président Bouteflika a-t-il gagné sa guerre larvée contre cet appareil de renseignement dont on dit qu’il a été faiseur de rois ?

Le DRS a été historiquement et illégitimement propulsé aux commandes du pays par l’histoire de la guerre de libération. Abdelaziz Bouteflika fait partie des artisans de ce putsch de 1962. Il a vécu à l’intérieur de l’État – DRS. Il ne peut pas subitement en devenir l’ennemi. Il a déclaré la guerre et neutralisé le DRS non pas pour arracher l’Algérie au DRS ou pour lutter contre l’État-DRS, mais pour avoir un État-DRS à lui. S’il a changé les hommes au pouvoir, c’était dans l’idée de contrôler cet appareil politico-sécuritaire à son seul profit. Ce n’est pas un président animé par des intentions démocratiques. Il ne pense qu’à réunir les conditions du pouvoir absolu personnel. Le grand tort du DRS, aux yeux d’Abdelaziz Bouteflika, est d’avoir permis la révélation l’affaire Sonatrach qui a obligé Chakib Khelil à fuir le pays. C’est après qu’Abdelaziz Bouteflika a affaibli le DRS, que Chakib Khelil a pu rentrer. Quel que soit l’avis qu’on peut avoir sur ce service, Abdelaziz Bouteflika n’a pu l’affaiblir qu’avec le soutien de puissances étrangères.

Propos recueillis par Hassina Mechaï/Le Point.

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