Le piège

Le piège
Nous sommes le lundi de Pâques, et donc théoriquement, un lundi de trêve, de respiration, avant les deux dernières semaines avant l’élection présidentielle.

Mais la touche "pause" semble en fait enclenchée depuis quelque temps. Notamment depuis que les débats n’ont plus droit de cité à la télévision, disposition bureaucratique dont on ne cessera pas de dire combien elle est stupide et défavorable à la démocratie.

Dès demain commence la dernière ligne droite dont on s’en voudrait de ne pas répéter l’enjeu: il s’agit d’élire pour les cinq années à venir un président de la République à un moment sans doute clé de notre histoire.

L’Europe est plongée dans une crise, sans équivalent depuis des dizaines d’années. Il s’agit de savoir si ce continent qui fut pendant des siècles le centre de l’Univers, va survivre. Je dis bien survivre, et non pas continuer, avec les Etats-Unis qui en sont issus, à dominer le monde, les idées, l’histoire et l’économie. Car après tout, il n’y a aucune raison pour que le centre du monde ne se déplace pas désormais vers les pays d’Asie, d’Afrique, ou d’Amérique latine. Les émergents le savent bien qui haussent les épaules avec indifférence quand on évoque devant eux la crise européenne face à leur relative bonne santé: pourquoi un nouvel ordre mondial ne verrait-il pas le jour avec une Europe réduite à ce qu’elle est, un vieux continent de 340 millions de citoyens sur 7 milliards d’individus? Au contraire, tous ceux qui ont milité pour le développement de ce qu’on appelait autrefois avec commisération le Tiers-Monde, devraient se réjouir d’une redistribution des cartes planétaires.

Si bien que ce n’est pas cela qui se joue. Ce n’est plus la prééminence de l’Europe qui est en jeu, mais simplement sa survie et pour ce qui nous concerne, celle de la France.

Survie de notre système de protection sociale si précieux – regardons ce qu’il est outre-Atlantique!

Survie de notre modèle éducatif qui prend l’eau, à vue d’œil. Primaire, secondaire, enseignement supérieur, enseignement public, recherche, classement des universités: tous les experts notent combien la France est à la peine.

Survie de notre modèle républicain attaqué par les fondamentalismes, par les intégrismes qui ne sont pas tous religieux, par l’obsession de la sécurité, qui nous protège mais nous asservit aussi.

Survie de notre conception de la vie en société fondée depuis plus de deux siècles sur l’idéal d’égalité et de solidarité, et qui est en train de fondre comme neige au soleil, face aux injustices grandissantes, à la paupérisation galopante d’une partie de la population. Face aux ghettos urbains, aux laissés pour compte, à l’égoïsme de plus en plus flagrant du chacun pour soi, loin du souci collectif.

Survie d’une conception de la démocratie qui a l’air démodée quand on la rappelle, mais qui a fait la grandeur et le rayonnement de la France. Ouverture aux étrangers, indépendance de la justice, souci des plus faibles, promotion due au mérite, respect des corps intermédiaires comme les syndicats, sens de l’Etat et notamment de l’état de droit.

Survie de notre économie enfin, avec notre dette qui explose, le chômage qui nous mine, le pouvoir d’achat en berne, le moral des jeunes au plus bas.

Oui, tout cela fait rabâché, "pas très neuf coco" comme on dit dans les salles de rédaction. Si bien que la grande mode de ces dernières semaines pré-électorales est de pointer l’ennui que procure cette campagne, de noter le désintérêt -certes réel- des électeurs, mais, curieusement, sans chercher à le combattre. Si vous regardez les journaux de la semaine écoulée, ils s’intéressent beaucoup aux épouses ou compagnes des candidats. Ou encore au caractère, comportements ou attitudes des prétendants, qu’analysent un peu légèrement quelques psys… Sacrée fin de campagne!

Alors bien sûr, les candidats sont responsables, comme on l’a déjà dit, et notamment les principaux. Chez Sarkozy, on privilégie la forme au fond, l’agitation médiatique à la réflexion, l’esquive au bilan. En témoigne l’avalanche de propositions, quotidiennes, qui donnent le tournis, qu’on n’écoute pas, parce que nul ne fait plus la différence entre une vraie annonce ou un gadget qui a pour objet de promettre… ce qui est déjà en vigueur, voté ou signé.

Chez Hollande, malgré un petit sursaut ces derniers jours avec l’inquiétude sur le scrutin qui vient, on a favorisé la tranquille assurance du matelas de voix confortable que promettent depuis des mois des instituts de sondage, qui commencent eux-mêmes à revoir leurs pronostics. L’état major du candidat socialiste, après avoir énoncé, une fois pour toutes, 60 propositions oubliées tout aussi vite des électeurs, se met, pour donner un peu de vision, à décliner ce que serait la première année d’un mandat Hollande, au risque de se voir reprocher de ne pas savoir regarder au-delà.

La campagne a beau être décevante, c’est la responsabilité des citoyens qu’il faut réveiller. C’est bien joli de ne vibrer qu’aux discours lyriques et de faire la moue devant les propositions raisonnables.

Une remarque en passant sur le prétendu manque d’enthousiasme suscité par les postulants: en Italie, la "révolution Monti", c’est-à-dire le retour à une démocratie dépouillée, austère, et, oui presque ennuyeuse, a soulagé des citoyens que le cirque berlusconien avait épuisés. Philippe Ridet, dans Le Monde, en février, brossait un excellent portrait du nouveau président du Conseil italien, en soulignant que sa vertu et sa modestie permettaient de faire passer des réformes drastiques et impopulaires que personne d’autre n’aurait su imposer à ce peuple frondeur. C’est dire que l’emballage fait la moitié du job et que la confiance peut revenir sans verser dans la flamboyance.

En France, on est donc en train de dire que, ‘tout valant tout’ et donc ‘tout ne valant rien’, beaucoup iront à la pêche à la truite.

La rédaction du Huffington Post, sous la plume de Geoffroy Clavel, a, depuis quelques jours, abondamment alerté ses lecteurs sur le sujet. Par ailleurs, nous avons publié deux tribunes sur ce thème récemment. L’une, signée du politologue Dominique Reynié qui n’est pas classé à gauche. L’autre, écrite par François Kalfon, spécialiste en études d’opinion, conseiller régional socialiste.

Ils disent tous deux la même chose: l’abstention fera l’élection. Ce sont ceux qui ne se déplaceront pas qui "voteront" pour le vainqueur. Evidemment, cela inquiète le socialiste: "D’une façon générale, les secteurs les plus traditionnels et les plus conservateurs de l’électorat (artisans, commerçants, agriculteurs…) sont ceux qui en toute situation se mobilisent le plus, tandis que les plus jeunes et les moins diplômés, les habitants des banlieues, les publics ‘issus des minorités’ sont ceux qui participent le moins et donc sont les premiers touchés par l’abstention. Cela signifie donc que la gauche est plus exposée à ce risque que la droite."

Ce serait donc un souci pour la seule gauche? Non, cela interpelle aussi le politologue. Une abstention conforme à la moyenne habituelle, aura peu de conséquences si sa répartition n’affecte pas un candidat plus qu’un autre. "Or, dit Dominique Reynié, ce n’est jamais exactement le cas. C’est pourquoi l’abstention contribue toujours à produire le résultat électoral. Son rôle, quel que soit son niveau, est d’autant plus important que l’issue du scrutin est plus incertaine " (…) "Un niveau anormalement élevé d’abstention peut être la conséquence d’une élection démobilisatrice, parce que l’offre de candidatures est jugée insatisfaisante, parce que la manière dont la campagne a été conduite est décevante, parce que les électeurs estiment que les débats importants n’ont pas eu lieu, etc" (…) "Dans le résultat d’un scrutin, si l’abstention est d’abord une conséquence, elle devient ensuite l’une des causes de l’élection".

L’intérêt de ces analyses qui notent que les jeunes ou les classes défavorisées votent moins que les anciens plus aisés, est que l’abstention peut donc faire dérailler les sondages même si les instituts s’efforcent de corriger leurs données. Lors d’une enquête, les juniors comme les séniors disent leur préférence. Mais à l’arrivée, certains se dérangeront et d’autres pas.

Alors que, classiquement, les intentions de vote se resserrent, que Sarkozy et Hollande seront à peu près à égalité le 6 mai surtout si le candidat sortant creuse l’écart au premier tour, c’est le moment où jamais d’entrer dans le débat. Or, c’est celui que les électeurs choisissent pour s’en désintéresser: quel Etat, quelle politique, quelle économie, quels rapports entre les citoyens, bref quel Président veut-on pour demain? Il ne reste qu’à parodier Rouget de l’Isle: "Aux urnes, citoyens! ♪♪♪♪♪"

*Directrice éditoriale du Huffington Post

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