Le croisé de Guantánamo

Personne ne s’en doute, heureusement, dans l’élégant café de Bethesda, une banlieue chic de Washington où il a donné rendez-vous : la semaine dernière encore, David Remes était à Guantánamo pour rencontrer les plus dangereux des terroristes, ou du moins ceux considérés comme tels. C’était sa 40e visite environ sur la base américaine de Cuba. Pas de drame cette fois-ci, pas comme en mai 2009, quand un de ses clients s’était tailladé les veines, tandis qu’ils parlaient, pour lui jeter son sang à la figure. Mais le voyage s’est mal passé : «Comme d’habitude, j’avais annoncé ma visite au ministère de la Défense mais, sur place, les autorités n’étaient pas prévenues. Je n’ai pu voir qu’un seul de mes clients, Shaker Aamer, le dernier résident britannique encore reclus à Guantánamo. Shaker m’a remercié pour un livre que je lui ai envoyé,1984 de George Orwell. Il l’a déjà lu deux fois et s’apprête à le relire encore. La prochaine fois, je lui apporterai Fahrenheit 451, Rapport Minoritaire, ou d’autres romans contre-utopiques. Car il vit vraiment dans une dystopie.»

Sur le fond de ses entretiens avec les détenus, David Remes n’a pas le droit d’en dire beaucoup plus : à chaque retour de l’île, les avocats doivent faire relire leurs notes par une commission spéciale qui détermine ce qu’ils peuvent communiquer. Même à leurs clients, ils n’ont pas le droit de divulguer les preuves réunies contre eux.

De tous les avocats qui travaillent à Guantánamo, Remes est certainement l’un des plus mordus. Il est allé jusqu’à sacrifier sa carrière dans les affaires pour défendre le droit. Sur les 171 prisonniers restant à Guantánamo, il en représente 17 : 14 Yéménites, un Pakistanais, un Algérien et Shaker, ce résident britannique, originaire d’Arabie Saoudite. La plupart sont détenus depuis 2002, sans procès et sans guère de perspectives d’en sortir. Barack Obama, qui avait promis de fermer le camp, n’en parle plus. «Obama a capitulé,résume Remes, démocrate déçu, même s’il ne voit guère d’alternative politique. Avec lui, les conditions de vie à Guantánamo se sont améliorées, mais il est devenu encore plus difficile d’en sortir.»

Dans sa vie antérieure, chez Covington, un des plus prestigieux cabinets de Washington, David Remes défendait les… marchands de tabac. Le rapport avec Guantánamo ? Son ami Marc Falkoff, ancien associé chez Covington : «David n’a jamais hésité à défendre des causes impopulaires. C’est quelqu’un qui aime profondément son pays pour ce qu’il représente : le respect de la loi.» En 2004, quand Marc Falkoff lui propose de travailler avec lui sur Guantánamo, David accepte… à condition que ce ne soit pas une charge supplémentaire. Il pressentait peut-être ce qui allait arriver : Guantánamo allait le consumer. Pourquoi tant d’acharnement pour une cause perdue ? Comme toujours, maître Remes prend le temps de réfléchir, pèse ses mots comme si chacun devait passer sur la balance de Thémis, avant de répondre : «Nous ne pouvons pas abandonner l’espoir. Ou bien que sommes nous supposés faire ? Les laisser croupir seuls, sans aide ?» Etre avocat à Guantánamo, tout de même, n’est-ce pas participer à la mascarade qui enveloppe le camp d’un voile de juridisme ? «Le simple fait que les détenus aient des avocats force le gouvernement à étayer les accusations,répond David Remes. Rien que cela a conduit à certaines libérations.» Et puis les avocats peuvent esquisser un lien avec l’extérieur.

A Guantánamo, David Remes est réputé comme l’un des meilleurs… pour le ravitaillement. Huit fois, déjà, il est allé au Yémen rendre visite aux familles de détenus et exhorter les autorités locales à s’intéresser un peu plus à eux. Du Yémen, il rapporte de l’eau de Zamzam, sacrée pour les musulmans, du miswak, recommandé par le Prophète pour se frotter les dents, ou du parfum.

Dans son zèle, maître Remes en fait parfois trop. Lors d’une conférence de presse au Yémen en 2008, il baisse son pantalon pour montrer quelles humiliations sont infligées aux détenus. Une bourde qu’il aimerait bien faire oublier : «C’était le produit de mon épuisement», s’excuse-t-il. Quelques détenus refusent aussi de voir leurs avocats : «C’était surtout le cas au début. Les militaires nous avaient présentés comme homosexuels, juifs, espions… Aujourd’hui, un seul de mes clients refuse de me voir. Il a abandonné, il n’attend plus rien.» Le fait que lui-même soit juif n’est-il pas un problème ? On a beau reposer trois fois la question, ce n’est vraiment pas un sujet que Remes veut développer. «Il arrive que cela vienne dans la conversation, esquive-t-il. Ils savent que je suis juif, mais ils savent aussi que nous faisons tout notre possible pour eux.» Question plus facile : comment un partenaire de Covington en vient-il à livrer de l’eau de Zamzam à Guantánamo ? «Je crois que j’ai toujours aimé me battre contre le gouvernement. J’ai grandi à New York, à une époque où on remettait en question ses abus : c’était la réaction à la guerre du Vietnam, le Black Power…» Au lycée, il se bat pour abolir l’uniforme ou parler de la guerre du Vietnam. Sa mère est prof d’anglais, son père correcteur, fils d’immigrés d’Europe de l’Est. Ils étaient pauvres et «regardés de haut, comme le sont aujourd’hui les musulmans», rapproche Remes. Quand sa génération s’enflamme pour Abbie Hoffman ou Bob Dylan, Remes est surtout fasciné par les avocats qui défendent les opposants à la guerre du Vietnam. «Je voulais que le système tienne ses promesses, explique-t-il. Que la loi soit le levier qui fasse triompher notre cause. Beaucoup des percées majeures de l’histoire américaine se sont faites en justice, comme l’arrêt qui a mis fin à la ségrégation.» Après quelques hésitations (prof ? journaliste ? psychologue ?), il opte pour avocat, puis s’installe à Washington : «C’est là qu’on est le plus exposé à la politique.»

En quittant Covington, David Remes a fondé son propre cabinet, Appeal for Justice, mais il ne cache pas que l’idéalisme lui coûte. «Depuis trois ans, je fais tout, tout seul, soupire-t-il. Dans mon bureau, c’est-à-dire chez moi, je suis l’avocat et l’informaticien. Je change les ampoules, j’achète le papier. C’est vrai que le soutien matériel d’un grand cabinet me manque, cela permet de consacrer 100% de son temps au droit.» Sa femme, commissaire d’expositions dans un grand musée de Washington, a soutenu son inflexion de carrière. «Elle ne m’aimait pas pour mon argent», a pu s’assurer Remes. Leurs deux filles sont déjà grandes et n’ont plus besoin que papa les prenne en charge. Mais, là aussi, il préfère ne pas s’étendre : son engagement pour Guantánamo lui vaut parfois des menaces. Notre serveuse, intriguée finit d’ailleurs par venir demander qu’est-ce que cette conversation… Mais David a déjà filé. La semaine prochaine, il repart à Guantánamo.

En 8 dates

22 décembre 1954 Naissance à New York. 1983 Rejoint le cabinet Covington à Washington. Décembre 2004 Première visite à Guantánamo. Printemps 2005 Premier voyage au Yémen. Juillet 2008 Baisse son pantalon au Yémen. Juillet 2008 Quitte Covington. Mai 2009 Un client l’asperge de son sang. Novembre 2011 Poursuit ses allers-retours à Guantánamo.

Par Lorraine Millot Photo Anne Hollande-Ullerup

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Ce site Web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. Nous supposerons que vous êtes d'accord avec cela, mais vous pouvez vous désinscrire si vous le souhaitez. J'accepte Lire la suite