Laurent Terzieff : les fantômes d’un solitaire

Acteur et metteur en scène, il aime le théâtre qui lui ressemble: à la fois solidaire et solitaire. A 60 ans, sans jamais faire carrière, il joue la comédie comme on part à l’aventure. Ces jours-ci au théâtre de l’Atelier, dans «Meurtre dans la cathédrale», de T.S.Eliott.

Laurent Terzieff : les fantômes d
Quand il entre en scène ­ jamais en fanfare, plutôt comme un chat fureteur ou un rêveur shakespearien ­, l’air du théâtre, soudain, n’est plus le même. Un vent ­ un appel d’air exactement ­ pousse le spectateur vers ce corps dégingandé au faciès osseux et aux lèvres crispées qui vient d’apparaître. Présentement, au fond à droite sur la scène du théâtre de l’Atelier. Mais le lieu, la pièce, la mise en scène même, n’ont, à cet instant-là, pas la moindre importance. Un jour, sans doute, des physiciens mesureront ce phénomène qui ne se résume pas à la «présence» de l’acteur. C’est comme une irradiation.

Est-ce sa maigreur d’ascète? Son sourire d’ange? Son adolescence infatigable? Sa voix qui tutoie les cavernes et apprivoise les oiseaux? Son regard clair lavé à l’eau de Rilke? Sa façon de casser son corps comme on casse le dos d’un livre pour mieux lire une page aimée? Sa nuque arc-boutée à l’infini? Chaque soir l’entrée de Terzieff sur une scène prouve, non pas l’existence de Dieu ­ bien qu’il endosse ces jours-ci, dans Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot, le rôle d’un archevêque ­ mais, du théâtre les mystères. «Laurent est un personnage de roman», écrit Claude Mauriac, à la première ligne de son essai de biographie, Terzieff, publiée chez Stock en 1980. Un livre sans ride. Non que Terzieff n’ait pas évolué ou vieilli, mais il flotte plus que jamais dans une sorte de présent d’éternité. Son art de jouer, hors mode, hors tout, déjoue les pièges du temps.

Il aurait pu faire carrière. Quand, coqueluche d’une certaine jeunesse, il tourna à 23 ans les Tricheurs (1958) de Marcel Carné, avec Belmondo comme partenaire, quand, l’année suivante, il fut Cébès dans Tête d’or de Claudel, auprès de Cuny, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault. Mais le mot carrière ne l’intéresse pas. Il lui préfère celui d’aventure. Et pourtant, combien d’acteurs français peuvent s’enorgueillir d’avoir tourné dans la même vie avec Rossellini (Vanina Vanini), Clouzot (la Prisonnière), Bunuel (la Voie lactée), Pasolini (Médée, Ostia), Garrel (trois ou quatre films) et Godard (Détective)? C’est que sa vraie vie est ailleurs, au théâtre, et depuis longtemps.

Un soir d’automne 1949, il s’assoit dans la salle de la Gaîté-Montparnasse, où Roger Blin met en scène la Sonate des spectres de Strindberg. Là, devant le rideau encore fermé, un saisissement: il sait que le théâtre ne va plus le quitter. Dix fois, vingt fois il reverra ce spectacle. «C’est là que j’ai compris que le théâtre était le lieu où pouvaient se rencontrer le monde visible et le monde invisible, que mes fantômes pouvaient essayer de rencontrer ceux du public. C’est là que je suis devenu adulte au théâtre.» Grâce à Blin. «Roger, je lui dois tout. Je l’avais rencontré par ma saeur et une amie danseuse. J’avais quinze ans, je ne pensais pas encore faire du théâtre, j’écrivais des poèmes. Il a été très gentil, les a lus et m’a dit qu’il y avait quelque chose de pur.»

C’est dans Tous contre tous, une pièce d’Arthur Adamov (dont il fut proche) qu’il débute en 1953 sous la direction de Jean-Marie Serreau. «C’est par lui que j’ai été confronté aux deux courants qui irriguaient le théâtre de l’après-guerre. D’une part, la critique politique et sociale, avec Brecht, qui n’était alors connu que comme le librettiste de l’Opéra de quat’sous. D’autre part, l’absurde et la fascination du néant avec Beckett, Ionesco, Adamov et d’autres. Par la suite, quand j’ai abordé la mise en scène, j’ai essayé de trouver des auteurs qui tiennent compte de ces deux aspects fondamentaux de la conscience humaine: l’homme jeté dans le monde, qui se bat, communique et l’homme intérieur qui se regarde, s’interroge.» Un théâtre qui lui ressemble: à la fois solitaire et solidaire.

Il connut des échecs, des demi-réussites, des succès publics. Mais jamais, même dans des périodes sombres, l’idée de reprendre un spectacle plébiscité ne l’effleura. «Il ne faut pas.» Pourquoi? «Non, il ne faut pas laisser de traces.» De même n’a-t-il jamais voulu s’installer dans un théâtre. «Je suis pour le nomadisme avec des abcès de fixation, car faire du théâtre c’est aussi créer une relation entre un lieu, un texte et un certain style de travail.» Naguère au théâtre de Lutèce ou au Vieux- Colombier, aujourd’hui au La Bruyère et à l’Atelier. Le théâtre privé voudrait bien le brandir comme son héraut, mais ce rôle, qu’il récuse, ne lui sied pas. Homme de retrait et d’ombre, quand on s’étonne de la subvention trop modeste (570.000 francs en 1994) que sa compagnie, créée en 1961, reçoit du ministère (depuis 1979), il dit: «Je pense que l’on ne me doit rien. Alors je prends ce qu’on me donne.» Plusieurs fois invité à l’Elysée, il n’y a jamais mis les pieds.

Même si Planchon, Engel l’ont mis en scène, même si Bob Wilson s’apprête à le faire, il est à lui-même sa propre famille, un isolé. «C’est ma nature. Et puis beaucoup de gens que j’aimais ont disparu. J’allais voir Jean-Marie, Roger, même Vitez ­ nous avons débuté ensemble ­, j’allais leur parler, car il faut chaque fois poser le théâtre en termes nouveaux. A qui parler aujourd’hui?»

Lui qui fut trotskyste au lycée Buffon, puis signataire en 1956 du Manifeste des 121 (en pleine guerre d’Algérie, 121 intellectuels et comédiens lancent un appel à l’insoumission, ce qui vaudra à certains artistes d’être interdits des théâtres subventionnés pendant un an), ne «signe plus de libelles», car c’est se «purger la conscience à bon compte, dans un monde dévergondé et un peu surexpliqué par les médias, où les gens se mettent trop en avant». Ce n’est pas son genre, son monde.

Alors il lit de nouvelles pièces. Fidèle à lui-même. A Roger. «Ma façon d’être honnête c’est de penser que je ne suis jamais passé au-dessus de la tête du public. Roger, lui, qui a été tellement maudit, marginal, m’a appris cela très tôt: quand on monte une pièce, il faut penser que cela peut tout de même intéresser une dizaine de personnes. Il faut toujours rencontrer les fantômes du public.» –

LAURENT TERZIEFF EN 5 DATES

1935. Né à Toulouse, mère française, père russe.

1949. Voit la Sonate des spectres de Strinberg dans la mise en scène de Roger Blin, rencontre déterminante.

1961. Première mise en scène: la Pensée, de Léonid Andreiev au théâtre de Lutèce. Crée la Compagnie Laurent Terzieff avec Pascale de Boysson.

1967. Grand succès avec Tango, de Slawomir Mrozek

1995. Met en scène Meurtre dans la cathédrale, de T.S. Eliot, au théâtre de l’Atelier, à Paris.

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