La tragédie de Gordon Brown (Le JDD)

L’amour est un piège qui noie la politique, et Gordon Brown n’aurait jamais dû s’excuser d’avoir trouvé « sectaire » cette vieille dame qui compte trop d’immigrés dans la belle Angleterre.

Un gouvernant peut ne pas aimer des gouvernés ou ce qu’ils disent, et pourtant savoir les mener, et avoir raison contre eux. Evidemment, c’aurait eu plus de gueule s’il avait dit en face, à Mrs Duffy, ce qu’il pensait d’elle et de sa peur des Européens de l’Est, au lieu de grommeler dans sa voiture, sans savoir qu’un micro était ouvert… Mais ensuite, il aurait dû assumer. Tant qu’à tomber, puisque c’est le sort que lui promettent les lâchetés de la onzième heure, quand même le Guardian, organe central de la gauche bienpensante, décide de lâcher le Labour pour le fashion Nick Clegg, autant tomber pour ce qu’on est: un "mécontemporain", inadapté au temps des apparences.

C’est la tragédie de Brown. Cet Ecossais lettré est victime de nos temps d’inquisition médiatique, et de l’idéologie de la transparence, et tout ce fatras de l’âge de la com’, quand il faut faire risette au peuple devant les caméras, et se dédire pour une sincérité volée: tous ces leurres qui empêchent un débat de vérité, au moment où les sociétés européennes et leurs modèles sont balayés par la crise et la globalisation. Etre une victime n’implique pas qu’on soit innocent. L’austère Gordon a fabriqué lui-même ce qui le ruine aujourd’hui. En étant jadis le second de Tony Blair, qui avait le génie de la com’ et du concept, quand lui ne se targuait que de compétence. En acceptant cette année de jouer le sort du Royaume dans des débats télévisés, où la nouveauté d’un Clegg ou la fraîcheur blairienne d’un Cameron balaient son "physique de radio".

L’autre ironie, quand l’Angleterre le lâche, c’est le soutien dont bénéficie Brown de la part de ses pairs, ceux qui ont la charge du monde, ou l’illusion de cette charge: eux savent le poids de "Gordon" dans la grande crise et s’inquiètent des démagogies de ceux qui veulent sa place. Brown leur ressemble, qui a été aux affaires au temps des marchés triomphants, acceptant leur paradigme au nom de l’économie, avant de devenir régulateur pour sauver les siens… L’ex-"ministre de la City" veut aujourd’hui restaurer l’Etat: pas par idéologie, simplement par survie collective, ou par lucidité tardive.

C’est cette lucidité à retardement qui empêche de plaindre Brown sans réserve. Dans sa mésaventure avec la "vieille bigote", il y a, quand même une part de justice immanente: Brown, fils du peuple et travailliste pur jus, est de ces socialistes arrivés au pouvoir non plus pour dompter le capitalisme mais pour le doper, pour le plus grand bien de l’économie tout entière. C’était juste sans doute, rationnel ou pragmatique. Mais dans la griserie de sa compétence, le Labour a laissé s’égarer toutes les Mrs Duffy inadaptables aux temps modernes, et abandonnées à leurs peurs ou à leurs préjugés…

En ce moment – les socialistes français ont connu cette mésaventure -, la gauche anglaise rencontre le long remords du pouvoir à travers le drame du meilleur des siens.

Claude Askolovitch – Le Journal du Dimanche

Dimanche 02 Mai 2010

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