La pensée de Paul Ricoeur et le choc des civilisations

Nous devons la force acquise par l’évocation du spectre du « choc des civilisations » à une conjonction, celle intervenue entre un article de Samuel Huntington publié en 1993 sous le titre The Clash of Civilisations dans la revue Foreign Affairs , et un événement traumatisant, les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

La pensée de Paul Ricoeur et le choc des civilisations
Ledit « choc des civilisations » est dans l’air du temps depuis la fin de la guerre froide. L’objet de la présente étude sera de montrer que ce nouveau paradigme est également une nouvelle idéologie qui, dans un certain sens, vient remplacer une idéologie marxiste exténuée pour expliquer l’état du monde et de nos sociétés. Le marxisme avait produit -non sans se fixer pour ambition de constituer une critique des idéologies- un système qui posait comme principe que les infrastructures économiques constituaient l’explication en dernier ressort des phénomènes collectifs. Les superstructures de la société, le droit, la morale, la politique, les idées, la religion étaient déterminées en dernière instance par les forces productives et les rapports sociaux de production. La théorie du choc des civilisations fournit le même type de justification globale en expliquant les relations internationales –et jusqu’à un certain point les relations internes à une société- par des facteurs historico-culturels, c’est-à-dire en faisant d’une partie des superstructures le déterminant de l’ensemble.

Une idéologie est un système de croyances ordonnées en vue d’une explication globale du monde et, à ce titre, la demande d’idéologie est inépuisable. Mais nous n’avons a priori, après une prise de distance par les intellectuels vis-à-vis des axiomes du marxisme , aucune raison de souscrire d’emblée à un nouveau paradigme totalisant, surtout aussi sommaire. On pourrait affirmer, à ce stade, que le choc des civilisations demeure introuvable comme principe explicatif, même s’il existe bien des civilisations et des conflits liés à des données de civilisation. Ils sont d’ailleurs difficiles à cerner dans leur appréhension, mais après tout le fait que les infrastructures ne rendent pas compte de notre réalité sociale en dernier ressort n’empêche pas l’économie d’exister et de peser sur notre devenir. Nul besoin pour tenter de saisir la complexité du monde de passer d’une idéologie de l’économisme à une idéologie culturaliste car nous n’arriverons jamais à extraire un seul facteur d’analyse pour en faire la clef de l’explication ultime des faits sociaux. Et nous essaierons de montrer que ce qui est en jeu dans les relations internationales aujourd’hui comporte forcément des éléments liés à la culture tout en les débordant largement, et dans plusieurs directions, ce qui n’interdit pas d’essayer d’ordonner les données qui nous occupent.

Le non-dit de la théorie du choc des civilisations réside, par ailleurs, en ce qu’il constitue une manière de parler de l’islam et de formaliser la peur et le rejet anciens provoqués par cette religion et ses marges radicales. On verra que si Samuel Huntington recense huit ou neuf grandes civilisations contemporaines, il s’attache surtout au cas de la « civilisation islamique » et de « ses frontières tachées de sang », bien qu’il ait considéré que les attentats du 11 septembre ne venaient pas confirmer sa thèse. Son vrai sujet est le défi que pose un islam en expansion et non encore stabilisé, selon lui, à l’Occident. Or, les avancées réalisées dans le domaine des sciences sociales et en particulier les sciences politiques tendent à montrer que ce qui advient aujourd’hui n’est pas de l’ordre du djihad guerrier classique visant à étendre le domaine de l’islam mais bien plutôt du ressort de la crise d’adaptation, grave et violente, des pays appartenant à une région en transition douloureuse vers la modernité.

La thématique du choc des civilisations, si elle est trompeuse intellectuellement, peut être non seulement dangereuse dans nos rapports avec des sociétés proches mais également par les applications qui peuvent en être faites au niveau interne, avec le risque de cristalliser des tensions et de durcir des oppositions là où les motifs de friction existent déjà par ailleurs.

Cette étude s’efforcera donc de discuter la théorie du choc des civilisations au profit d’une approche plus réaliste des différences culturelles et religieuses dans le monde, sans renoncer à une certaine appréhension de l’universel. Elle traitera du cas de l’islam pour illustrer la complexité des phénomènes en cause dans la « diabolisation » de cette religion et, enfin, elle s’essaiera à tirer quelques leçons pour la société et le débat politique en France et en Europe concernant le communautarisme, voire pour notre politique étrangère puisque les enjeux intérieurs et extérieurs apparaissent de plus en plus imbriqués .

I) Le paradigme du choc des civilisations est-il pertinent ? La « guerre des cultures » versus « l’universel concret ».

La critique des thèses de Samuel Huntington a été maintes fois menée mais il n’est pas inutile de rappeler les objections majeures élevées depuis une quinzaine d’années à l’encontre de ses travaux et de mettre en avant des analyses autres qui tentent de rendre justice à l’éparpillement du monde sans nier les traits d’universalité qui le caractérisent.

[1) Les limites de la théorie de Samuel Huntington et du pessimisme conservateur.

Si l’on se réfère de nouveau à l’article de Samuel Huntington, on relève que l’auteur, en ce début des années 1990, recherchait un principe explicatif à l’évolution des relations internationales après la disparition de l’affrontement des blocs capitaliste et communiste pour cause de victoire incontestée du premier. Il est très éloigné de la première thèse apparue aux Etats-Unis pour rendre compte de cet état de fait, celle de « la fin de l’Histoire » . Francis Fukuyama a constaté, lui aussi, la fin de l’affrontement idéologique Est-Ouest et il en a tiré la conclusion que le marché et la démocratie avaient triomphé à l’échelle de la planète sans possibles concurrents à vue humaine, sauf peut-être dans les pays musulmans qu’il avoue mal connaître. Le modèle de l’Etat libéral universel pressenti par Hegel n’est plus remis en cause par personne, l’Histoire à venir n’est plus que celle de l’adaptation des diverses parties du monde à cette donnée de fait. Il n’y a plus d’Histoire si celle-ci est celle des grands bouleversements et des grands déchirements à la recherche tâtonnante de buts héroïques jamais atteints.

A l’opposé de cet optimisme libéral, Huntington prévoit une ère de turbulences liée à des différences accusées surgissant entre huit ou neuf grandes aires de civilisation qu’il définit par des traits essentiellement religieux et identitaires. Il mentionne les civilisations occidentale (fondée sur le christianisme catholique et protestant), orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, bouddhiste, chinoise, japonaise et éventuellement latino-américaine. Huntington se fonde sur le réveil religieux intervenu depuis les années 1970 dans son analyse mais également sur le fait que la montée de la mondialisation économique et de la démocratie politique ne vont pas selon lui, contrairement aux espoirs naïfs des internationalistes américains, se traduire par un rapprochement des régimes et des peuples sinon par une nouvelle affirmation de soi, éventuellement agressive, des nouvelles puissances sur le mode du nationalisme identitaire dirigée contre l’Occident jusque là dominant. Il fait également un sort particulier à l’islam qu’il considère comme en « quasi-guerre » avec l’Ouest, alors que Fukuyama doutait pareillement, nous l’avons vu, de sa capacité à suivre une évolution générale pacifiée. Pour Huntington, les frontières de l’islam sont « sanglantes » et cette aire de civilisation en expansion démographique continuera à provoquer des conflits avec ses voisins jusqu’à l’aboutissement de sa transition démographique….La conclusion pratique de Samuel Huntington est d’une grande clarté : les pays occidentaux, et donc les Etats-Unis et l’Europe qui appartiennent objectivement à la même civilisation, doivent se serrer les coudes afin de faire face ensemble à ces inquiétants adversaires.

Que penser d’une telle théorie, qui a eu un retentissement important depuis une quinzaine d’années ? Selon le Petit Robert, une civilisation est un « ensemble de phénomènes sociaux, religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques communs à une grande société ou à un groupe de sociétés ». Ce découpage de grandes aires géographiques en fonction de leur histoire et de traits culturels communs est aussi ancien que la science historique et l’approche par les civilisations a une validité anthropologique qui doit être reconnue, comme Fernand Braudel lui-même l’a souligné dans sa Grammaire des civilisations . Mais ce dernier aura également été l’adepte d’approches multiples, celle du temps long de la nature et des civilisations, celle du temps médian des mutations économiques et sociales, celle du temps court des hommes et des événements politiques. A dire vrai, les civilisations existent bien, mais non comme un acquis simple et facile à définir. La classification de Samuel Huntington en elle-même indique la difficulté. Pourquoi deux voire trois civilisations chrétiennes et non une, si la religion est si importante ? Peut-on hésiter sur la liste même des civilisations, et faire ainsi de l’Amérique latine un objet « civilisationnel » indéterminé ? Pourquoi distinguer le Japon sur une base nationale et non les Etats-Unis ou l’Inde par exemple ? La classification mêle des critères religieux et politiques qui n’aident pas à la clarté conceptuelle du propos.

Surtout, il paraît très difficile aujourd’hui de rendre compte de ce qui se passe sur la scène internationale en utilisant à titre principal une telle clé de lecture. En d’autres termes, les déterminants économiques et sociaux et la politique des intérêts nationaux fournissent des codes de compréhension au moins aussi pertinents. L’exemple du Proche et Moyen Orient est à cet égard éclairant : l’Arabie saoudite est censée être une puissance musulmane qui vise à propager sa conception de l’islam wahhabite dans le monde, et elle l’est jusqu’à un certain point ; mais ses intérêts nationaux la placent sous la protection directe des Etats-Unis, considérés par les Musulmans aujourd’hui comme l’ennemi par excellence de leur foi, et sa politique pétrolière est adaptée à la rationalité économique du marché mondial. Les Chrétiens du monde arabe, autre exemple, ont participé historiquement à la fois de l’ouverture sur l’Occident, avec une composante de solidarité religieuse qui ne peut être niée, et fourni des intellectuels et des dirigeants parmi les plus radicaux à l’arabisme et à la cause palestinienne anti-impérialistes. L’émergence pacifique de la Chine a des résonances culturelles mais elle est assumée comme une politique d’Etat de tradition impériale. Enfin, plus près de nous, l’histoire politique et diplomatique de la France fait qu’on imagine mal, dans la durée, de la voir renoncer à son autonomie de décision au profit d’une communauté de valeurs atlantique en lutte contre l’islam.

Historiquement, la primauté accordée aux phénomènes de civilisation a souvent été une tentation de la pensée réactionnaire, en prise avec une défense angoissée d’un Occident triomphant mais promis à tous les malheurs et, en tout cas, au déclin inéluctable voire à la disparition, comme en témoigne par exemple Oswald Spengler . On pourrait presque parler de grandes constructions chimériques par excès de généralisation, excès poussé à l’absurde par les dirigeants nazis obnubilés par les millénaires pour concevoir le IIIème Reich. Si chacun sent bien que les facteurs culturels et religieux demandent à être traités à leur juste place- ni trop ni trop peu- dans notre analyse du monde, il faut se garder d’une pensée obsédante et mécanique de l’apogée et du déclin, pensée datée et fortement subjective qui fait couple avec la prédominance accordée aux civilisations dans l’analyse historique. C’est pourquoi il est utile de recourir à des contre-paradigmes, parmi lesquels on choisira ici la pensée du philosophe Paul Ricoeur, décédé en 2005, pensée discrète mais toujours présente et agissante dans le champ intellectuel français et mondial.

2) Paul Ricoeur et les cultures nationales : il existe une seule Civilisation.

Paul Ricoeur est surtout connu en tant que philosophe spécialiste de l’herméneutique, c’est-à-dire de l’interprétation des textes, et penseur de conviction chrétienne déclarée, dont la justesse de l’œuvre n’a été largement découverte que sur le tard. Il se trouve qu’il a abordé dans des textes anciens les questions liées à la civilisation et aux facteurs culturels de manière à la fois claire et féconde. Dans un article intitulé Civilisation universelle et cultures nationales , l’auteur met à jour une distinction cruciale : selon l’acception française du XVIIIème siècle, il existe bien un processus général de « Civilisation » dans l’Histoire, qui est un processus d’humanisation qui concerne tous les hommes. Il y a une universalité de fait de l’humanité par la circulation des outils et des techniques et une unité de droit par l’accumulation des savoirs et des progrès qui acquiert une forme cumulative. Ainsi Pascal pouvait-il dire : « L’humanité peut être considérée comme un seul homme qui sans cesse apprend et se souvient». Un processus d’universalisation est à partir de là à l’œuvre autour d’une politique et d’une économie rationnelles, d’un rapprochement des modes de vie qui constituent un progrès correspondant à des aspirations humaines communes au mieux-être, à la dignité et à l’autonomie. Ce processus d’universalisation forme la Civilisation, à un moment historique donné, commune à tous les hommes. Ricoeur appelle, en revanche, les civilisations particulières des « cultures nationales ». Chaque grande culture historique a en son cœur un noyau « éthico-mythique » qui produit ses buts collectifs, ses images et ses symboles qui forment « le rêve éveillé d’un groupe historique ». Il faut donc penser l’existence de ces deux registres. Il est vrai qu’après les horreurs de la dernière guerre mondiale et la Shoah, c’est la notion même de progrès qui a été mise en cause par les philosophes occidentaux. Toutefois, il ne faut pas confondre le surgissement hypothétique d’un progrès moral de l’homme –que l’on aurait peine en effet à constater tout au long de l’Histoire- et le long courant de sédimentation objective des techniques, idées et découvertes provenant de différentes zones du monde qui se poursuit à travers les âges.

Le propre de la Civilisation selon le philosophe sera donc l’accumulation et la circulation, alors que les cultures nationales devront sans cesse composer entre fermeture pour conserver leur identité propre et ouverture pour s’adapter à leur environnement. Paul Ricoeur juge ainsi que certaines cultures traditionnelles qui s’avèrent trop fermées, incapables d’adaptation, sont clairement condamnées par la modernité à disparaître. Il juge aussi que la culture occidentale, en expansion depuis le XVIème siècle, ne peut pour cette raison prétendre constituer la Civilisation universelle. Elle y contribue mais elle ne l’absorbe pas toute. Elle est partie d’un tout et sa prédominance à un moment donné est un simple fait historique réversible. Il en appelle d’ailleurs à ce stade à un véritable dialogue, à une rencontre des cultures « qui n’a pas encore en lieu » selon lui : nous sommes, il est vrai en 1961 en pleine guerre d’Algérie quand ce texte est publié.

Il faut dire –et ceci plaide fortement en faveur de l’approche théorique de Ricoeur- qu’Huntington lui-même est amené à réintroduire dans son raisonnement la notion de Civilisation, au sens d’un Bien commun à l’ensemble de l’humanité. En conclusion de son ouvrage cité plus haut, peut-être effrayé par ses propres prémisses, il soutient que les grandes civilisations, pour échapper au chaos et à la barbarie de leur affrontement indéfini, devront faire appel aux « ressources communes de la haute culture et de la morale » qui constituent la Civilisation. Toutefois, comme il a qualifié les valeurs de démocratie, des droits de l’homme et d’autonomie de l’individu de valeurs occidentales non partagées par les autres, on ne voit plus très bien à la vérité quel peut être chez lui le contenu concret de cette Civilisation commune assimilée au Bien. Nous ne sommes plus très loin de l’aporie.

3) Valeurs occidentales ou valeurs universelles ?

Est reposée par là la question difficile de l’universalité des valeurs qui constitue également une question d’actualité. Paul Ricoeur a ainsi toujours refusé d’employer dans ses écrits le mot d’humanisme, discrédité par la critique moderne, et il ne tient jamais l’universel pour acquis. Sa difficile réflexion tourne autour de l’ « universel concret » : « Nous avons à faire le deuil du fondamental et de l’absolu de la fondation historique : nous laisser raconter par les autres dans leur propre culture, c’est faire le deuil du caractère absolu de notre propre tradition. Quand on a admis cette part de deuil, on peut se confier à une mémoire apaisée, au feu croisé entre foyers de cultures dispersées, et à la réinterprétation mutuelle de nos histoires et au travail jamais achevé de traduction d’une culture dans une autre ». L’on saisit que l’ « universel concret » se définit à ses yeux par ce mouvement du dialogue, de la communication, de la traduction fondé sur l’unité de fait et de droit de l’humanité autour d’un devenir-homme commun, plus que par une doctrine métaphysique ou une somme de valeurs partagées aisément et précisément répertoriées. Ce point de vue n’est pas éloigné d’ailleurs de celui du philosophe allemand Jürgen Habermas, qui voit dans l’usage de la rationalité dans la délibération le fondement d’une société démocratique.

Quid dans ces conditions de la Déclaration des Droits de l’homme de 1948 par exemple ? Un nombre croissant de pays du sud considèrent que les puissances occidentales, en position dominante à l’issue de la Seconde guerre mondiale et avant les décolonisations, ont imposé leurs valeurs au monde sous couvert de normes universelles. Une réponse nuancée s’impose si l’on suit ce qui a été dit ci-dessus. En fait, et il faut le répéter contre un relativisme culturel systématique et destructeur, l’Europe des Lumières a formulé, en situation de domination historique sur le reste du monde, un corpus de valeurs qu’elle a proclamé valables pour tous : le primat de la Raison sur toute Révélation transcendante pour organiser la vie en société, l’autonomie du Sujet face aux groupes, l’idée de progrès collectif réunissant l’humanité dans une aspiration commune. Cet idéal des Lumières ne peut être réduit à un énoncé de valeurs occidentales locales. Kant disait que « la raison est une structure de l’esprit humain » et la leçon tirée de Paul Ricoeur est bien également, au travers du processus de Civilisation, d’une unité rationnelle du genre humain. Le recours à la raison et la possibilité du dialogue et de la traduction fondent donc un espace commun , surplombé par la similitude des grandes valeurs morales autour de l’idée de la dignité de l’homme, qui ont pour tous un caractère quasiment intuitif et a priori par rapport à tout conditionnement culturel, c’est-à-dire un caractère transcendantal en termes philosophiques. La thèse de valeurs et de droits purement locaux et donc distincts selon les régions du monde est purement et simplement intenable et d’ailleurs rarement avancée en tant que telle. La Déclaration de 1948 n’est ainsi pas remise en cause comme instrument international et elle continue de recevoir une adhésion large des Etats, y compris par exemple l’Arabie saoudite malgré les réserves qu’elle a posées sur la liberté de religion. Et les tentatives faites pour la corriger par les droits dits « réels » du monde soviétique puis les droits « civilisationnels » ou religieux ont fait long feu.

Mais la forme particulière prise par l’incarnation de valeurs communes dans les pays occidentaux ne vaut pas comme une valeur partagée. Ainsi, par exemple, le combat contre la torture sera reconnu partout –sauf par les tortionnaires- comme une composante cardinale du respect des droits de l’homme mais, en revanche, l’industrie pornographique, considérée généralement en Occident comme relevant de la liberté d’expression (et de consommation), sera perçue dans la plupart des autres régions du monde comme une grave atteinte à la dignité de l’homme et de la femme de par son caractère public. On peut donc conclure à l’existence de valeurs universelles, rappelées et non fondées notamment par la Déclaration de 1948, mais dont les modalités d’application et d’incarnation peuvent varier selon les zones géographiques et les contextes historiques. C’est le contenu essentiel qui est ici à reconnaître et qui doit être préservé, non des formules contingentes de mise en œuvre des droits dans une réalité donnée. Le fait que les Etats-Unis et l’Europe, à un moment donné de leur développement historique, en particulier la France révolutionnaire en 1789, aient pu formuler ces valeurs valables pour tous autour de la défense et de la promotion des droits de l’homme, n’infirme pas en soi leur pertinence. Américains et Français du XVIIIème siècle peuvent être considérés, dans ce cas, comme les porte-parole d’une cause plus grande qu’eux, à laquelle ils auront contribué puissamment, il est vrai. Il faut accepter le fait que l’Occident ait pu, à un moment de son histoire, représenter plus que lui-même sans acquérir pour cela une supériorité de principe illusoire sur les autres. Rien n’interdit de penser que, dans le futur, l’Asie par exemple pourrait porter les valeurs universelles de l’humanité telles qu’exprimées dans des circonstances historiques données. Les grandes civilisations asiatiques, à travers le bouddhisme, l’hindouisme, le confucianisme et le taoïsme, ont déjà contribué à l’élaboration et à la cristallisation de valeurs universelles, telles la compassion et la recherche de l’harmonie sociale. Par ailleurs, si certains gouvernements de pays islamiques ou asiatiques ont voulu ou veulent à toute force singulariser leur système de valeurs par contraste avec l’Occident, il est intéressant de noter que les intellectuels des mêmes pays ont, eux, dans leur grande majorité souligné que les valeurs historiques de leur civilisation rentraient de fait en résonance, au moins en partie, avec les valeurs des Lumières, notamment sur la question du savoir et de la dignité de l’homme. Ils ont relevé également que l’évolution des idées et des comportements s’était faite depuis le XIXème siècle, qu’il s’agisse par exemple de l’Iran ou de la Chine, par le dialogue souvent heurté entre valeurs autochtones et modernité occidentale importée. Ainsi, dans le contexte iranien, n’est-il pas équivalent d’écouter l’ancien Président de la République ou l’actuel, le clerc philosophe ou le politique messianique, Khatami ou Ahmadinejad, le premier prônant l’ouverture et une alliance des civilisations et le second le combat de la République islamique seule contre tous au nom de l’Imam caché. Tout ceci ne rend pas impossible un conflit militaire entre les Etats-Unis et l’Iran mais le « choc des civilisations » en est, on le sent, fortement relativisé quand il se joue à Téhéran avant tout comme un problème interne.

En fait, la complexité de cette question vient de l’hégémonie exercée par l’Occident sur le monde depuis le XVIème siècle, qui a entraîné en quelque sorte une occidentalisation progressive et partielle tout en avivant les frustrations. Des valeurs universelles portées par un processus unique de Civilisation, au sens de Paul Ricoeur, ont été exprimées dans le langage des puissances dominantes : leur réappropriation profonde par l’ensemble du globe, alors que l’équilibre des forces se modifie aujourd’hui, passe par des reformulations identitaires régionales fondées sur les civilisations historiques, également porteuses d’universalité, et tout autant si ce n’est plus par la référence obligée aux concepts d’origine occidentale utilisés par tous. Il n’est pas illogique, dans ces conditions, qu’un récent bilan sur l’état de la pensée intellectuelle dans la Chine contemporaine constate à la fois la relecture approfondie de la culture classique et l’intégration assumée de la démocratie et des droits de l’homme dans cette réflexion.

II) Dépasser le choc des civilisations pour revenir au politique.

Mais au-delà de ces considérations, il faut bien reconnaître que la peur du choc des civilisations est largement une peur de l’islam de la part des pays occidentaux, peur qui s’alimente elle-même de la frustration politique exacerbée qui prévaut dans bon nombre de pays musulmans, essentiellement arabes, vis-à-vis de ceux-ci. Une analyse rigoureuse de la situation montre toutefois qu’il faut se méfier des généralisations, des catégories introuvables du type Occident ou Islam, pour mettre à jour des réalités autrement complexes.

1) L’islam : la grande peur et la méconnaissance de l’autre.

Notre situation est à maints égards paradoxale car le thème du choc des civilisations et des religions est un thème brûlant d’actualité –le Président de la République l’a évoqué lors de son discours aux ambassadeurs en 2007 comme le défi majeur de notre temps avec le réchauffement climatique- alors même que la question peut être considérée comme largement réglée à l’échelle du monde. L’état actuel de la mondialisation se caractérise par le fait qu’un nombre de pays de plus en plus large a intériorisé les règles du marché et celles de la démocratie politique, au moins potentiellement, et les valeurs dites occidentales ont été réintégrées aux débats intellectuels internes, comme on le voit en Chine avec les dernières réflexions sur la démocratie voire partout en Asie avec le déclin du thème des valeurs asiatiques. C’est que le choc de civilisation majeur a déjà eu lieu : il s’est déroulé dans le monde entier au XIXème siècle avec la confrontation pacifique ou violente avec les puissances européennes, leurs produits et leurs idées lors de la première mondialisation capitaliste. Si choc des civilisations il doit y avoir aujourd’hui, alors il s’agit bien du produit de ce choc premier qui traverse les sociétés non occidentales voire les individus. Comme le montre l’exemple éclairant de l’habillement, qui porte en lui des significations sociales et symboliques de premier plan, toutes les sociétés du monde sont aujourd’hui autochtones et occidentalisées alors que les pays occidentaux sont en train de se métisser peu à peu. Cette uniformisation relative n’entraîne pas en elle-même une convergence politique croissante dans les relations internationales. Des dirigeants de pays émergents, ayant appliqué avec succès les recettes du développement apprises de l’expérience occidentale, peuvent bien entendu contester, forts de leurs nouveaux atouts, l’hégémonie des pays occidentaux par exemple au sein des Nations-Unies. Mais il s’agit moins –chacun le voit- d’une guerre des valeurs que d’une compétition pour la reconnaissance et la puissance politiques d’Etats longtemps brimés par la domination occidentale.

Il ne s’agit pas de cela quand on aborde la thématique du choc des civilisations mais d’une manière d’exprimer la crainte de la montée d’un islam conquérant, obscurantiste et radical au plus près des pays développés. Les attentats du 11 septembre ont cristallisé cette peur diffuse, comme le spectacle de la violence terroriste et du radicalisme dans l’arc de crise qui va du Sahel à l’Asie centrale. Deux objections doivent toutefois être opposées à cette logique culturaliste. Tout d’abord, nous restons prisonniers d’une vision de l’islam étroitement locale et conditionnée par notre proximité historique avec le monde arabe. Or, aujourd’hui il faut rappeler que sur environ un milliard de Musulmans dans le monde, il y a à peu près 220 millions d’Arabes. Il importerait donc de prêter plus d’attention aux différents islams, ceux d’Afrique noire, que nous connaissons mal y compris en France, de Turquie et d’Iran, d’Asie centrale, du Pakistan, d’Indonésie, de Malaisie et d’ailleurs. En bref, nous projetons inconsciemment un conflit ou un échange historique de longue durée avec le monde arabe sur un champ religieux beaucoup plus large et recouvrant plusieurs aires de civilisation. Par ailleurs, la complexité de la relation à la civilisation arabo-islamique vient aussi du fait qu’elle est étroitement imbriquée avec la civilisation occidentale. Non seulement elle puise aux mêmes sources des héritages antiques et l’islam se fonde sur un legs juif et chrétien par définition mais, au Moyen-Age, la philosophie islamique a fait partie intégrante du déploiement de la pensée occidentale. Elle a assuré à son profit la transmission des enseignements d’Aristote et de la problématique majeure des relations entre la Raison et la Foi , notamment avec Averroès et Avicenne. On pourrait en dire de même pour la culture juive avec Maïmonide, encore plus imbriquée bien que très spécifique, avec l’histoire de l’Occident chrétien et post-chrétien. Il ne s’agit pas ici d’un rappel purement abstrait : nous n’avons pas affaire à deux cultures restées longtemps éloignées et sans contact mais à deux mondes en frottement permanent. Une dernière remarque qui prouve le caractère scindé et culturellement recomposé des aires de culture non occidentales : Georges Corm a noté avec force que les populations arabes du Proche Orient, très critiques voire révoltées par la politique américaine dans la région, demeuraient dans une « relation d’amour » et de fascination pour l’Occident et ses réalisations avec une aspiration manifeste à en partager les bienfaits, qui ne sont pas uniquement matériels, et ce malgré le « déphasage culturel » que l’auteur perçoit et souligne . C’est que le problème de relation en cause est en réalité largement géopolitique et qu’il doit être traité comme tel.

2) Vers le traitement politique des conflits autour de la Méditerranée.

Force est de constater que la grande région qui correspond en bonne partie aux possessions de l’Empire ottoman avant sa disparition n’a pas trouvé au XXème siècle ses équilibres internes : le monde arabe au premier chef n’a pas achevé sa stabilisation politique, n’a pas trouvé –sauf exceptions récentes- les voies du décollage économique, et n’a pas assumé ses mutations sociales. Il a vécu comme un traumatisme la création de l’Etat d’Israël et subi de multiples interférences extérieures dans une zone majeure pour l’économie mondiale. La violence actuelle, dont l’Iraq offre un tragique et saisissant exemple, est venue parachever la déstabilisation profonde de toute la région, œuvre de néo-conservateurs américains qui ont essayé de la plier à leur idéologie, brillante mais inadaptée. Tout ceci confirme qu’il ne s’agit pas ici, à titre principal tout au moins, d’une lutte de civilisation séculaire mais bien d’un problème géopolitique qu’il faut traiter politiquement. D’où d’ailleurs la pertinence de la position française traditionnelle qui consiste à insister sur la nécessité de contribuer de manière équilibrée à un règlement du conflit israélo-arabe, au premier rang israélo-palestinien, en vue de la coexistence pacifique de deux Etats. Un tel règlement, dont il faut espérer que le processus d’Annapolis dans un contexte très difficile hâtera la réalisation, ne va pas résoudre à lui seul tous les problèmes de la région mais il jouerait un rôle déterminant dont l’administration américaine actuelle s’est avisée un peu tard. Ce traitement politique et diplomatique vaut également pour les autres conflits de la région qui ont une tendance préoccupante à se connecter les uns aux autres, ce qui les rendra inextricables à terme : le Liban, le sort de l’Iraq et des Kurdes, la crise iranienne, l’Afghanistan, la déstabilisation pakistanaise, le tout dans un contexte d’incrustation d’un « djihadisme mondialisé » complètement nouveau et redoutable autour d’Al Qaïda. Le danger actuel est, on le voit bien, celui de la cristallisation des clivages communautaires régionaux autour d’un axe des pays sunnites modérés bénéficiant de l’appui israélien versus un axe chiite polarisé par l’Iran avec le soutien syrien. Le partenariat euroméditerranéen avait été lancé à Barcelone en 1995 pour rapprocher les rives Nord et Sud de la Méditerranée via un développement économique et social partagé . C’est là la bonne méthode, complémentaire du traitement politique des crises, même si elle ne peut produire tous ses effets dans l’immédiat. Espérons que l’Union pour la Méditerranée viendra apporter sa pierre à cet édifice tel un approfondissement pragmatique du processus de Barcelone. De même, au niveau interne, la polarisation du public et des média occidentaux sur l’islamisme radical ne doit pas oblitérer le fait que l’islam a toujours été très divers dans ses pratiques. A côté de courants islamistes politiques ou violents demeurent un islam officiel, un islam populaire « maraboutique », en particulier au Maghreb, un islam soufi, un islam réformiste moderniste inter alia. Les sociétés arabes ne sont pas bousculées par des hordes de fanatiques devenus fous de Dieu pour des raisons obscures mais par des processus politiques et sociaux qui les engagent dans une modernisation contrariée mais inévitable et qui font bonne place d’ailleurs à une « sécularisation sauvage », discrète et active au-delà des apparences, comme le souligne Olivier Roy .

Dans ce contexte, il faut reconnaître que le thème à la mode du dialogue des civilisations ou du dialogue des cultures paraît problématique. Régis Debray, intervenant pourtant dans le cadre de l’Atelier culturel Europe-Méditerranée-Golfe à Séville le 28 juin 2007, y voit un « mantra » de l’époque avec le risque que des intellectuels bien intentionnés ressassent entre eux les mêmes formules de bonne volonté alors que l’agenda politique des dirigeants est différent voire opposé. Il faut noter toutefois que Régis Debray in fine revient sur la nécessité du dialogue qu’il justifie par l’argument du nombre – un monde plus étroit que nous avons en commun-, du retour de l’archaïsme religieux lié au triomphe de la technique-à affronter comme tel-, et de la balkanisation politique et culturelle consécutive à la mondialisation. On connaît également les limites du dialogue inter-religieux malgré la très grande force symbolique des rencontres d’Assise en 1986 initiées par le Pape Jean-Paul II. Il est vain d’en attendre des percées théologiques tant chaque foi doit veiller à ce qui la définit comme telle. Ceci dit, là aussi, les contacts et les échanges valent mieux que les invectives. Le dialogue inter-culturel ne donnera pas plus qu’il ne peut donner, sa place est en réalité relativement modeste mais on peut se rallier aux raisons de Régis Debray, notant d’ailleurs que les créations de la haute culture, l’échange des idées et des œuvres ont d’emblée et depuis toujours un caractère cosmopolite. Cette relativisation n’empêche pas de constater, comme le font Mohammed Arkoun et Joseph Maïla, la poursuite du mouvement d’aggiornamento de l’islam sur une base critique commencé en Europe par des penseurs musulmans sans que –il faut le dire au passage- des exhortations extérieures plus ou moins bien intentionnées y ajoutent quoi que ce soit.

III) La République contre le communautarisme dans l’espace public.

En outre, la thématique mal maîtrisée du choc des civilisations a eu des répercussions en dehors du champ de l’analyse des relations internationales, et en particulier sur la scène intérieure des pays développés. Cette extension est logique et elle amène inévitablement, dans certains milieux, à imaginer de manière fantasmatique une cinquième colonne islamique partant à l’assaut de notre civilisation aux fondements chrétiens.

1) Le réveil du religieux et ses ambiguïtés.

Il faut dire que le « réveil du religieux » enclenché à partir de la fin des années 1970 a remis en valeur, après la prédominance apparemment irrésistible d’un mouvement de sécularisation dans les années 1960, l’intérêt pour les questions de foi, avec un lien très fort et parfois trop immédiat fait entre religion et civilisation. Mais les observateurs les plus avertis, comme Danielle Hervieu-Léger , ont montré qu’il n’y avait pas, dans les pays européens, de retour à une société religieuse car la religion a perdu son statut central dans les existences, la façon de voir le monde et la vie publique. Ce nouvel intérêt indéniable intervient alors même que l’Europe occidentale demeure la région la plus sécularisée de la planète, avec en France un pourcentage d’environ 10% de croyants pratiquants quelle que soit la religion. Il a surtout à voir avec la permanence d’un besoin de croire qui s’exprime selon de nouvelles modalités. Marcel Gauchet pronostiquait d’ailleurs la survie du besoin ontologique de l’Un et du besoin psychologique de la croyance dans son livre majeur sur la fin de la religion, intitulé Le désenchantement du monde publié en 1984.. Il y a un marché de la croyance et des parcours individuels de plus en plus mal encadrés par les institutions religieuses officielles. On notera au passage que ce regain d’intérêt pour la religion s’est accompagné d’une captation du pouvoir au sein de ces dernières par les clercs et les fidèles les plus conservateurs car ce sont eux qui restent pour animer les structures anciennes ; d’où par exemple une tentation au sein de l’Eglise catholique, à rebours des avancées du concile Vatican II, de tenir un discours d’affrontement contre l’islam vu comme un concurrent redoutable au niveau mondial, tentation à laquelle a cédé le Pape lui-même avec le fameux discours de Ratisbonne.

Il faut donc relativiser la poussée du religieux dans les sociétés européennes et on peut se demander également, en constatant la réalité de celle-ci dans le reste du monde, si elle ne cohabite pas au niveau mondial avec une forme de sécularisation implicite qui ne dit pas son nom mais n’en est pas moins réelle, telle celle diagnostiquée par Olivier Roy dans les pays musulmans. En termes d’anthropologie religieuse, la montée de l’islamisme politique dans les pays musulmans depuis la défaite arabe de 1967 face à Israël s’est certes accompagnée d’une réaffirmation des signes extérieurs de la pratique religieuse mais aussi d’une perte de substance de la culture religieuse dans les milieux urbains. A l’échelle du monde, si les tendances actuelles se poursuivent, ce sont en tout cas les nouveaux mouvements évangéliques qui devraient acquérir l’hégémonie du nombre en vingt ou trente ans au détriment des églises chrétiennes instituées, ce qui implique un autre type de religiosité que celui issu de la tradition. En Afrique, les pratiques de guérison et de prospérité valorisées par les nouvelles entreprises religieuses sont ainsi condamnées par l’Eglise catholique mais très populaires.

2) La laïcité est le rempart contre le communautarisme.

Un deuxième phénomène a joué dans les sociétés européennes, non sans lien avec le réveil religieux, qui est la montée d’un certain communautarisme perceptible depuis les années 1990. Il s’est agi d’ailleurs non de la revendication de droits spécifiques sur le modèle anglo-saxon mais plutôt d’une aspiration à l’expression et à l’affirmation de soi sur des bases ethno-religieuses. Cette tendance n’est pas sans rapport avec les relations difficiles et malheureuses entre Juifs et Musulmans dans un contexte de déception et de frustration après la faillite des accord d’Oslo et de renouveau de la mémoire juive concernant la Shoah. Mais toutes les religions ont été touchées d’une manière ou d’une autre en France par la tentation de l’entre-soi : crispation des instances communautaires juives dans un contexte d’aggravation des actes anti-sémites, développement de groupes fondamentalistes en milieu musulman et reprise de la pratique du Ramadan, fermeture et polarisation sur les questions de moeurs des mouvements charismatique et conservateurs chrétiens. Cette dérive communautariste a inquiété la société française ce qui a entraîné en réponse l’adoption de la loi sur l’interdiction du voile à l’école. L’amalgame avec un choc des civilisations inéluctable a pu conduire à des analyses aberrantes comme le fait de voir dans les émeutes des banlieues en 2005 un phénomène islamiste. Il est apparu très rapidement que les émeutes posaient un défi, celui de l’intégration sociale et politique des jeunes exclus d’origine immigrée, qui avait peu à voir avec la religion de leurs parents. La tentative de l’UOIF de se présenter comme le gardien de la paix civile dans les cités sur une base religieuse a ainsi fort logiquement tourné court.

Aujourd’hui, la tentation communautaire qui existe dans certains milieux constitue un danger majeur pour la société française, par ailleurs de plus en plus fragmentée pour des raisons économiques et sociologiques. Or, son point d’équilibre sur ces questions, qui est à la fois identitaire et symbolique, repose sur le partage d’un même esprit républicain fondé notamment sur une intériorisation de la loi de 1905 séparant l’Eglise et l’Etat et fondant la laïcité à la française. Bien entendu, il s’était agi à l’époque d’une loi de combat des Républicains contre l’Eglise catholique, avec donc des vainqueurs et des vaincus, mais sa particularité est d’avoir été investie au fil du temps d’un pouvoir pacificateur. Les règles du jeu sont claires, l’Etat strictement neutre vis-à-vis des cultes et les institutions religieuses libres de leurs activités dans le cadre de la loi. De même qu’il n’est jamais bon dans notre pays de remettre sur le tapis la question de l’école publique ou privée, la loi de 1905 fonde un équilibre qu’il serait périlleux de toucher. C’est pourquoi il faut mesurer les dangers d’une approche révisionniste de la laïcité qui viserait à promouvoir plus avant le rôle des religions dans l’espace public, ce qui est la revendication affichée du Vatican mais moins celle des évêques de France, et à leur conférer une supériorité de principe sur la morale républicaine. Au contraire, la priorité devrait aller à lutter contre tous les communautarismes, notamment religieux. Cette sensibilité est d’ailleurs bien celles des Français, quelles que soient leurs croyances, dans leur majorité et c’est la même conviction républicaine irriguée par l’Histoire de notre pays dans laquelle se retrouvent bon nombre des enfants de migrants. En d’autres termes, la réponse à un choc des civilisations fantasmé n’est à rechercher ni dans la reconnaissance accrue des particularités et des communautés ni dans la promotion du fait religieux mais dans la réaffirmation des principes de l’espace public républicain qui ne connaît pas des croyants mais des citoyens. Il est révélateur que la conception française, après avoir été beaucoup critiquée, fasse d’ailleurs de nouveaux émules en Europe et qu’elle soit aujourd’hui étudiée avec attention aux Pays-Bas.

Conclusion :

On aura compris que l’objet de cette étude n’est pas de nier l’importance des grandes civilisations historiques ni l’existence d’affrontements à caractère culturel ou communautaire dans notre monde actuel, dont les Balkans et le Rwanda ont fourni le tragique exemple durant les années 1990. Il est par contre de dire que le facteur culturel dans les relations internationales ne peut être isolé des autres ni promu sans dommage au rang d’ « ultima ratio ». Un auteur comme Alain Touraine a bien relevé à juste titre l’importance croissante de ce facteur en régime de pensée post-marxiste , mais à côté, selon lui, des nouvelles luttes de société, notamment celles des femmes, basées sur la revendication de la reconnaissance, qui succèdent à la lutte des classes fondée sur les intérêts dans le processus de production. Le défi de l’environnement et de la sauvegarde de la planète, le jeu affirmé des intérêts nationaux dans la mondialisation , les grandes réalités économiques et la montée des pays émergents constituent des facteurs explicatifs et des défis de même ampleur que les questions de civilisation et ils s’y mêlent inextricablement. Il en résulte, si ce diagnostic est exact, qu’il ne faut pas s’attendre à un choc frontal type Islam/Occident mais bien partout à des conflits complexes et à des compétitions inédites de puissance. Notre tâche sera de penser une compétition accrue sur la base des logiques d’Etat, nourrie par le surgissement des nouvelles puissances, dont la Chine et l’Inde, et la gestation de nouvelles solidarités internationales imposées par le défi climatique qui revigorera l’approche multilatérale. Cette combinaison de défis tendra structurellement à relativiser les crises du monde islamique, voire l’impact du terrorisme international. Elle plaide par ailleurs pour la construction d’une Union européenne forte et d’une France sûre d’elle-même, inventive et solidaire en son sein. C’est en bref, et au-delà des références de circonstance utilisées dans notre politique intérieure, plus à Edgar Morin qu’à Samuel Huntington qu’il faudra se fier, en tant que penseur de la complexité et pionnier d’une « politique de civilisation » qui réponde dans une optique progressiste aux menaces qui pèsent sur la planète.

Si le propos prêté à André Malraux selon lequel « Le XXIècle siècle sera religieux » peut paraître à bon droit quelque peu nébuleux, il n’en résulte pas que le fait religieux doive être le moins du monde négligé, aujourd’hui comme hier. Régis Debray a raison de s’inquiéter pour les jeunes générations de la perte de la culture historique et de la connaissance des religions en contexte sécularisé. Comment s’imprégner de notre patrimoine artistique, saisir les ressorts mêmes du devenir de notre pays, si l’on ne comprend pas le grand récit de la foi chrétienne ? Il est donc de la responsabilité des pouvoirs publics de veiller à une éducation nationale qui fasse sa part à nos héritages et à leur compréhension approfondie. Mais le legs des Lumières et de la pensée critique en France, illustré par exemple par Michel Foucault à l’époque contemporaine, invite toujours, au nom de la liberté de la raison et sans s’interdire convictions et valeurs communes, à se méfier au final d’une approche par trop essentialiste des choses./.

atlasinfo.fr

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