La nouvelle Libye en mal de cadres

La nouvelle Libye en mal de cadres
Mohamed Swaïd, 65 ans, est en colère. A sept mois de la retraite, ce responsable de formation à la Compagnie de pétrole de Syrte (Libye) ne tolère pas que plusieurs directeurs de son entreprise soient restés à leur poste. «La révolution ne sera pas finie tant que ces gens corrompus seront encore là. Le fait même qu’ils n’aient pas été renvoyés invalide notre mouvement», explique-t-il.

Pour lutter contre cette «trahison» des nouvelles autorités libyennes, Mohamed Swaïd et ses collèges ont utilisé une arme inconcevable sous le régime Kadhafi : la manifestation. Fin octobre, ils étaient une petite centaine à se diriger sous la pluie vers la Compagnie nationale du pétrole (CNP), qui fait office de ministère. Sans qu’aucun garde n’ose intervenir, ils ont pénétré dans le luxueux bâtiment aux vitres teintées de bleu, en plein centre de la capitale. «Levez vos têtes, vous les Libyens libérés ! Nous manifesterons demain, après-demain, tant qu’il le faudra !» chantaient les meneurs de la manifestation. «Allah ou akbar !» répondaient les employés et les cadres en chemisette et pantalon bien repassés.

Preuves. Observant la scène, les responsables de la CNP ne semblaient pas choqués. «Il est vrai qu’un certain nombre de leurs dirigeants sont restés en place après la révolution. Mais il faut du temps pour mettre en place un nouveau système. Nous avons besoin de recueillir des preuves contre ceux qui étaient corrompus», expliquait un des dirigeants de la CNP. Selon lui, sept anciens sous-directeurs de l’entreprise ont été «écartés» : «Nous les avons mis à des postes de consultants tout en continuant à leur verser leur salaire. On ne peut pas les renvoyer comme ça. Ils doivent d’abord nous transmettre leurs dossiers.»

Kadhafi tué, la nouvelle Libye hésite entre désir d’épuration massive et impératif de stabilité. Si la plupart des ministres et des hauts responsables de l’administration ont fui ou ont été arrêtés, la majorité des fonctionnaires sont restés en poste. «Les dirigeants du Conseil national de transition [l’organe politique des révolutionnaires, ndlr] n’ont pas voulu faire le ménage. Cela commence à créer des problèmes. Des employés subalternes refusent de travailler sous prétexte que leurs chefs étaient favorables au régime», explique un diplomate occidental. Dans le secteur privé, à de rares exceptions près, les patrons sont les mêmes qu’avant la prise de Tripoli. Un immobilisme qui suscite la colère des employés de plusieurs grandes entreprises, dont ceux de la banque Gumhouria, de la compagnie de pétrole Al Waha ou de l’opérateur de téléphonie Libyana. «On a réussi à se débarrasser de Kadhafi, pourquoi n’arrive-t-on pas à renvoyer quelques petits directeurs ?» se demande Mohammed Swaïd.

«Allégeance». Matoug Abou Raouia, 42 ans, ancien secrétaire d’ambassade à Brasília à la fin des années 2000, a repris le boulot. Son but ? «Modestement» mettre au travail le département «Amérique latine» au ministère des Affaires étrangères. Ce poète «amateur», comme il se décrit, explique que «la machine administrative libyenne corrompue et schizophrénique» nécessitera «de longs mois» avant de se remettre en ordre de marche.

Matoug Abou Raouia a fait «un calcul» : 1 500 des 3 200 fonctionnaires et hauts cadres de son ministère feraient aujourd’hui défaut. «Pour certains, trop impliqués dans le régime, on leur a signifié, souvent indirectement, que pour le moment ils n’étaient pas souhaités. Les plus compromis, eux, ont fui dès fin août lors de la chute de Tripoli.»Il ne veut pas parler «d’épuration dans la fonction publique» : il n’y a pas eu «de comité populaire» qui aurait fait «le tri» entre «les grands compromis», les «un petit peu» ou «les pas du tout» parce que, insiste-t-il, «nous l’avons tous été d’une façon ou d’une autre : pour faire carrière, il fallait faire allégeance aux idées de Kadhafi».Selon le diplomate, les administrations ne peuvent «se payer le luxe» de ne pas réembaucher les cadres de l’ancien régime, «sauf ceux dont il aura été démontré qu’ils ont du sang sur les mains, car certains d’entre eux étaient compétents et savent comment remettre sur pied un département».

C’était d’ailleurs la teneur de la conférence organisée par une centaine de cadres des Affaires étrangères dans les salons de l’hôtel Rixos début octobre à Tripoli. Pour Matoug Abou Raouia, le dossier «le plus brûlant» de l’après-Kadhafi reste «le secteur pétrolier, parce qu’il est l’objet de toutes les convoitises. Le risque de corruption demeure élevé et c’est pourquoi des garde-fous seraient souhaitables. Le pays a surtout besoin d’agents vertueux dans les finances publiques, car la corruption n’a pas disparu avec la mort de Kadhafi». Le diplomate s’est remis «à l’espagnol» dans l’espoir d’un poste en Amérique centrale, loin de Tripoli et de «ce régime qui nous a déséquilibrés et nous a rendus paranoïaques. Nous avons besoin de silence et aussi de nous mettre pour de bon au travail».

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