La Turquie: la justice, bras armé de l’AKP contre ses opposants

L’interminable et très contestée enquête Ergenekon est un révélateur de la nature du pouvoir de l’AKP (le Parti de la justice et du développement, qui gouverne la Turquie depuis 2002), et de sa dérive. L’autoritarisme croissant du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, irrite une bonne partie de l’opinion – comme l’a montré la vigueur de la contestation en juin – et inquiète les Européens, longtemps fascinés par un «modèle turc» qui semblait concilier islam et démocratie. La procédure qui a abouti aux très lourdes condamnations pour «complot» de bon nombre des 275 accusés, dont l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug, a été entachée par de très nombreuses irrégularités, donnant des arguments à ceux qui dénoncent le verdict avant tout politique d’un appareil judiciaire repris en main par les islamo-conservateurs.

«Ennemis». «C’est une occasion gâchée, car ce procès censé faire la lumière sur nombre de crimes et de complots de ces dernières années est devenu le symbole d’une justice qui ne respecte pas les droits de la défense, ne s’arrête pas aux faits et aux preuves, mais réprime des délits d’opinion», affirme Ahmet Insel, universitaire et directeur de la revue Birikim. Il s’inquiète «d’une logique pénale qui ne vise plus seulement les auteurs d’actes répréhensibles, mais cherche à combattre ceux que le pouvoir considère comme ses ennemis». Les avocats ont dénoncé de nombreuses bavures, des preuves fragiles, des témoins anonymes, des écoutes téléphoniques douteuses, etc.

L’enquête commencée en 2007, après la découverte de 27 grenades à Umraniye, lointaine banlieue asiatique d’Istanbul, avait d’abord suscité un immense espoir. «Des choses dont nous n’aurions même pas rêvé ont commencé de se produire», s’exclamait encore en 2009 Baskin Oran, professeur de science politique et intellectuel engagé pour les droits de l’homme. Le travail des juges mettait au jour les rouages de «l’Etat profond», comme l’appellent les Turcs, une structure occulte où agissaient de concert d’importants responsables militaires, les services secrets, des représentants de la haute bureaucratie, ou même des parrains du crime organisé afin de combattre par des moyens parallèles les ennemis de la république laïque, jacobine et quelque peu autoritaire fondée par Mustafa Kemal en 1923. Ergenekon selon les juges était «une organisation terroriste» qui visait à renverser le gouvernement en créant le chaos par des attentats afin de légitimer une intervention de l’armée.

Les noms des premiers grands inculpés de l’affaire, dont Veli Küçük, ex-général de gendarmerie, ou l’avocat ultranationaliste Kemal Kerinçsiz, n’avaient guère surpris. Puis l’instruction commença à s’élargir – avec finalement plus de 275 inculpés -, en même temps que l’acte d’accusation gonflait pour atteindre 2 500 pages. Des militaires de haut rang furent emprisonnés, mais aussi des universitaires apparemment irréprochables, puis des journalistes de renom, dont certains, comme Ahmet Sik et Nedim Sener – finalement relaxés – avaient été les premiers à révéler la nuisance d’Ergenekon.

«Cette enquête qui visait au début une organisation illégale a rapidement dérivé», s’indignait un an plus tard Muammar Aydin, à l’époque bâtonnier d’Istanbul, alors que des éditorialistes tels Rusen Çakir, spécialiste de l’islam politique, s’interrogeaient : «Veut-on vraiment mettre fin à une organisation terroriste ou veut-on liquider un bloc qui mène l’opposition la plus virulente contre le parti au pouvoir ?»

«Autoritaire». Le verdict de l’affaire Ergenekon tombe un peu moins d’un an après celui de l’enquête Balyoz (masse de forgeron), qui visait encore plus spécifiquement des conspirateurs supposés au sein des forces armées, notamment de la marine, soupçonnés d’avoir préparé en mars 2003 un plan visant à renverser le gouvernement. Le verdict avait déjà été très lourd. Ces enquêtes, qui ont décapité une bonne partie de la hiérarchie, ont permis aux islamo-conservateur de mettre totalement la main sur une armée qui s’était toujours considérée comme la gardienne des valeurs républicaines, n’hésitant pas à prendre le pouvoir par trois fois (1960, 1971, 1980) ou à contraindre les dirigeants à la démission, comme, en 1997, le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, qui fut le mentor d’Erdogan.

L’AKP a peu ou prou écrasé le vieil «Etat profond» pour créer le sien, au sein de la police et surtout de la justice, déjà profondément infiltrée par les fidèles de la confrérie islamiste de Fethullah Gülen. «Nous sommes passés en quelques années d’un régime de tutelle militaire, où l’armée avait le pouvoir mais restait au second plan, à un pouvoir direct, toujours plus hégémonique et autoritaire de l’AKP», note l’universitaire Ahmet Insel. La Commission européenne, dans son rapport annuel sur la Turquie, critique toujours plus clairement depuis cinq ans les lacunes de l’Etat de droit, y compris dans les enquêtes judiciaires comme Ergenekon et Balyoz.

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