L’identité nationale, un chantier qui doit rester inachevé

Dans un article de 1986, le politologue Pierre-André Taguieff, qui a suivi depuis une évolution surprenante, écrivait : «Le discours récent des droites « libérales » et « nationales » s’est singulièrement radicalisé […] autour d’une réactivation des mythes modernes de l’identité française définie restrictivement et des différences collectives « étrangères » interprétées comme dangereuses.»

Il identifiait deux processus à l’œuvre dans cette évolution : d’un côté, l’alignement d’une partie de la droite sur des thèses venus de la nouvelle droite, diffusés dans le Figaro Magazine et qui présentaient «l’identité nationale» comme menacée existentiellement par «le choc» de l’immigration maghrébine ; et, en parallèle, une stratégie «de récupération des mots et thèmes» de la gauche, «appropriation-dépossession d’arguments» qui a pour but «d’interdire à l’adversaire l’usage de ses arguments les plus efficaces» – par exemple l’idée qu’une caractéristique française précieuse est la laïcité.

Nous avons connu l’apothéose de ce double processus pointé par Taguieff avec ledit débat sur l’identité nationale, lancé à grand bruit en novembre 2009 par Eric Besson, et clos (provisoirement, dit-on) en février 2010 par un «séminaire» gouvernemental qui a détaillé quelques mesures insignifiantes. D’une part, le cadre et la logique sous-jacente de ce «débat» étatisé provenaient des répertoires de l’extrême droite que le Président se targuait d’avoir «siphonnée» : après des mots de campagne empruntés au Front national («la France, on l’aime ou on la quitte»), la création du ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration était dictée par l’idée que la «droite décomplexée» devait s’emparer de ce «lien» placé par le Front national au centre de ses discours anti-immigrés. Mais d’un autre côté, le fait que ce débat fût piloté par un transfuge de la gauche, Eric Besson, indiquait la prégnance de la stratégie d’appropriation-dépossession : tout le discours que la gauche aurait pu «opposer» (la France n’est pas une souche mais un projet, pas une race mais l’adhésion à des valeurs d’égalité, de fraternité, à la laïcité et aux droits de l’homme, etc.) était d’avance tenu par son représentant ministériel. Si la gauche ne participait pas au «grand débat», elle serait accusée de «fuir» les problèmes des «Français» ; si elle y participait, elle serait vouée à resservir les plats que lui servait l’ancien membre du PS. La manœuvre était trop grosse, mais surtout la droite décomplexée fut dépassée par elle-même : le thème de l’identité menacée par les immigrés ou enfants d’immigrés musulmans en particulier avait ouvert les vannes à une xénophobie si directe, dans les rangs mêmes des députés UMP, qu’il fallut colmater ces brèches dans le «consensus républicain».

Le soufflé retombé, le risque de récupération écarté, si l’on veut parler d’identité nationale en s’appuyant sur quelques travaux philosophiques des dernières décennies, il faut d’abord rappeler, avec Paul Ricœur (Soi-même comme un autre), la distinction entre identité idem, l’identité d’une «mêmeté», qu’exprime en anglais le same, et l’identité ipse, l’identité d’une «ipséité» ou d’un «soi» qui se confirme soi-même à travers le temps, le self. Transférée au niveau collectif d’une «nation» contemporaine, la distinction invite à penser que l’identité ne saurait être la mêmeté d’une «race» ou d’une «culture» intangible, elle ne peut être que la construction indéfiniment remise en chantier d’une «narration» qui relie le présent au passé et à l’avenir. Pour aller plus loin, il faudrait peut-être soutenir, cette fois avec Jacques Derrida (Le Monolinguisme de l’autre), qu’il n’y a pas d’identité qui ne soit toujours-déjà affectée par «l’autre» : il n’y a nulle part, même dans «l’identité personnelle», de parfaite mêmeté ou «identité de soi à soi». Tout «soi» se construit par intégration de composantes «étrangères», à commencer par la langue maternelle, qu’on ne cesse de s’approprier en la parlant, en l’écrivant, c’est-à-dire aussi en la transformant.

Il ne s’agit pas de dissoudre toute référence à une identité dans une plasticité indéfinie ni de bannir tout renvoi à la nation comme intrinsèquement nationaliste. Se choisir des symboles, se raconter son passé, mettre en avant des idéaux et des personnages auxquels les citoyens puissent s’identifier font partie du travail sur soi des sociétés. On rejoint ici un autre débat, plus interne au champ intellectuel et en particulier aux historiens, qui a eu lieu ces dernières années, sur la tension entre une «histoire critique», démystificatrice, apte à montrer la «petite origine» de formations culturelles qui se voudraient éternelles ou grandioses, et une «histoire monumentale», qui cherche plutôt à «grandir» ce qu’elle raconte ou reconstitue, pour donner à une collectivité symboles et «monuments». Les historiens ont bien documenté, ces dernières décennies, les «faces cachées» de l’histoire nationale : la part prise par la France dans l’esclavage, les crimes et les discriminations liés à la colonisation, le rôle actif des autorités de Vichy dans la déportation des Juifs… Cette dimension d’histoire critique a été assumée, au plus haut niveau de l’Etat, par Chirac lors de son discours du Vel d’Hiv, ou à travers la loi Taubira. Or ces progrès d’une vision autocritique ont suscité une réaction, l’associant à la pratique de la «repentance» ou à la «concurrence des victimes» : certains ont souligné la nécessité de rendre aussi justice aux figures héroïques et de construire la possibilité d’une identification positive à la France, faute de quoi les conditions minimales d’une intégration des nouvelles populations immigrées ne seraient pas remplies.

On peut comparer ce questionnement à celui qui s’est posé en Allemagne de façon plus radicale : une société peut-elle fonder l’appartenance de ses citoyens à une communauté sur la seule conscience critique de son passé criminel ? Cette conscience s’impose, en Allemagne mais aussi en France, pour lutter contre toute résurgence de la xénophobie d’Etat – et elle impose à ce titre d’abolir ce ministère qui a associé identité nationale et immigration en suggérant que la seconde menace la première. La naturalisation de l’identité et sa description comme un organisme menacé par l’étranger n’ont cessé, au XXe siècle, d’engendrer des monstres.

Mais on ne saurait en conclure que seule l’approche critique de l’histoire nationale a droit de cité, et qu’une valorisation des moments marqués par des créations exemplaires ou des engagements héroïques (de la Déclaration des droits de l’homme à la Résistance) serait en soi «nationaliste». C’est lorsqu’est exigé des immigrés devenus français ou de leurs enfants «colorés» qu’ils manifestent leur «fierté d’être français» (ce qu’on ne m’a jamais demandé) que la logique de célébration prend une tournure de nationalisme xénophobe.

*JEAN-CLAUDE MONOD philosophe.

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