Ghannouchi : l’imprécateur fait diversion

Au lieu de réclamer une enquête sur des affaires imputées à son gendre, ministre des Affaires étrangères, le chef d’Ennahdha a volé à son secours en lançant ses invectives moyenâgeuses contre les médias et l’opposition.

Chassez le naturel, il revient au galop. Les islamistes d’Ennahdha ont beau tresser en paroles des couronnes à la démocratie et à la modernité pour mieux appâter le chaland, il suffit de peu pour que le vernis couvrant leurs archaïsmes craque. Dans leur pratique quotidienne, ils sont loin d’avoir mis à jour leur logiciel idéologique. La charia et ses diverses déclinaisons pénales (Al Houdoud) et civiles (statut personnel répressif contre les femmes, la culture et les arts) ne sont jamais très loin. C’est à la fois un chemin de vie et une obsession.
Sadok Chourou, membre de l’Assemblée constituante, partisan de l’amputation de la main droite des condamnés pour vol, persiste et signe en réclamant en outre la « crucifixion des ennemis de la patrie ». Pourquoi pas l’écartèlement ou le supplice de la roue comme au Moyen Âge ? Faut-il rappeler que lorsqu’il était en prison, Chourou ne dédaignait pas les interventions en sa faveur des associations des Droits de l’homme qui ne sont pas précisément en faveur de l’application de la loi islamique dans les pays des « printemps arabes ».

« Les journalistes méritent d’être punis selon la charia et de recevoir quatre-vingts coups de fouet. »

Le guide suprême d’Ennahdha Rached Ghannouchi menace de son côté de quatre-vingts coups de fouet, archaïque châtiment infligé sans jugement, les journalistes qui colporteraient des « rumeurs » sur des membres du gouvernement. Il vise notamment la méga-rumeur ayant défrayé la chronique sur les réseaux sociaux au sujet des frasques de son gendre Rafik Abdesslam, ministre des Affaires étrangères et heureux époux de sa cadette Somaya. « L’affaire », que les Tunisiens connaissent sous le nom de « Sheratongate », comporte deux volets. Le premier concerne les circonstances dans lesquelles Rafik Abdesslam a hébergé une parente dans le luxueux palace de la capitale. À ses frais, prétend-il. Il en appelle au respect de la vie privée.
Le second volet relève directement de sa position dans la sphère publique et demande quelques éclaircissements. Alors que ses prédécesseurs étaient tous logés par l’État, le ministre a reconnu qu’il résidait lui-même au Sheraton aux frais de son ministère. Son argument est qu’il ne disposerait pas de logement de fonction à Tunis et que l’indemnité qui lui est consentie ne serait pas suffisante pour lui garantir une résidence décente proche de son lieu de travail. Le prétexte en laisse sceptique plus d’un. Il semble surtout que, entretenu pendant des années dans le luxe des émirs du Qatar, où il a longtemps officié au sein du groupe médiatique Al-Jazeera, il lui était difficile de rompre avec un train de vie que les Tunisiens jugent dispendieux.
Or, au lieu de le réprimander – c’est le moins qu’on puisse exiger pour un personnel d’État – en le rappelant à plus de discrétion, dans un pays qui n’a pas les moyens du Qatar et dont le peuple souffre de mille privations, Rached Ghannouchi a volé à son secours en se laissant aller à son exercice favori : la menace et le chantage contre les journalistes. « Les journalistes et d’autres qui ne vérifient pas leurs informations et relayent des rumeurs au lieu de les enterrer méritent d’être punis selon la charia et de recevoir quatre-vingts coups de fouet », a-t-il dit dans un prêche retentissant. Il s’en est pris aux « médias corrompus » et a appelé les hommes d’affaires à y investir pour les « maîtriser ». Vieux fantasme des pouvoirs autoritaires établis ou en gestation. « Ces médias souillés entrent dans nos cœurs sans prévenir. À travers les rumeurs qu’ils colportent, ils menacent notre paix et sèment le trouble dans la société. » Le sociologue arabe Ibn Khaldoun qualifierait une telle réaction d’« açabya ». Habib Bourguiba n’a eu de cesse de la pourchasser de la vie publique, mais elle semble s’être réinstallée en force depuis l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha.
En fait une véritable panique s’est saisie de la maison Ghannouchi, qui a mobilisé le ban et l’arrière-ban pour chasser l’effroyable « rumeur ». D’autant que l’affaire du Sheraton s’est doublée d’une autre, au centre de laquelle on trouve de nouveau le gendre préféré : le transfert d’un don de la Chine sur un compte particulier du ministère des Affaires étrangères, en violation des règles élémentaires de la comptabilité publique qui exige qu’une telle opération passe par la Banque centrale avant d’être réorientée vers le bénéficiaire.
À quelles fins la règle commune a-t-elle été ignorée ? Les Tunisiens ne sont-ils pas en droit d’exiger une totale transparence dans la gestion des affaires publiques ? Mais au lieu de demander aux autorités de diligenter une enquête pour tirer ces deux affaires au clair, le patriarche d’Ennahdha s’est fourvoyé en imprécations contre les Tunisiens en général et l’opposition démocratique en particulier, accusée de vouloir salir « Monsieur gendre » et à travers lui le gouvernement. À l’ombre du Sheraton et du ministère des Affaires étrangères, on se demande si ce n’est pas un nouveau Sakhr el-Materi, le chouchou de Zine el-Abidine et Leila Ben Ali, qui est en train de naître.

* Concept central de la philosophie khaldounienne, l’açabya fait du lien tribal le ciment de la cohésion d’un État ou d’un régime. Un lien réputé durer trois générations et qui s’affaiblit avec le temps, entraînant l’effondrement dudit État ou régime.

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