France-Afrique-Le gendarme malgré lui

Paris, qui accueille, les 6 et 7 décembre, un sommet pour la paix et la sécurité sur le continent noir, peine à se délester du fardeau postcolonial. En cause : son passé, ses errements. Mais aussi l’échec des tentatives d’« africanisation » de la prévention et du traitement des conflits.

La scène date du 7 novembre. Interrogé sur l’engagement inéluctable de la France en République centrafricaine (RCA), théâtre d’une effarante descente aux enfers, un proche conseiller de François Hollande esquive. « Mais enfin, on ne peut pas tout faire! Le Mali, la RCA, et ensuite quoi ? Plaider à l’ONU, épauler nos amis africains, soit. Pour le reste, à eux de jouer.» Moins de trois semaines plus tard, Paris, rattrapé par le principe de réalité, annoncera l’envoi à Bangui de renforts substantiels – de 800 à 1000 hommes. C’est ainsi : jamais l’Hexagone n’a à ce point voulu se délester de son uniforme de gendarme du continent noir ; et rarement on l’aura tant vu l’endosser en solo, contraint et forcé. Gageons qu’en l’espèce le Sommet pour la paix et la sécurité en Afrique, programmé les 6 et 7décembre à l’Elysée, ne suffira pas à rebattre les cartes.

« Des satisfecit mutuels pour la galerie »

Les alliés européens et américain ? Peu enclins à cofinancer les arriérés de nos aventures coloniales, ils s’en tiennent à une version minimaliste du devoir de solidarité. Suspicion légitime, mais anachronique : les tumeurs qui éclosent entre Mali et Somalie menacent tout l’Occident, ses ressortissants, ses intérêts et ses valeurs. Les partenaires africains? Ils implorent l’ex-tuteur d’intervenir ; quant aux efforts déployés pour les aider à se doter d’outils aptes à prévenir ou à geler les conflits armés, ils ont produit plus de serments et de rapports que de fruits. Fût-il imputé au «manque de moyens », martingale commode, l’échec n’en demeure pas moins patent. C’est dire l’inanité du réquisitoire contre un retour du refoulé impérialiste à la française.
Tant pis pour les adeptes de la séduisante théorie de l’« empreinte légère au sol ». Sur l’échiquier subsaharien, nul n’enraiera la mécanique du pire sans plonger les mains dans le cambouis. Osons la métaphore théâtrale : il est vain d’espérer sauver du bide, depuis les coulisses ou le trou du souffleur, une troupe minée par le trac, dépourvue de costumes et d’accessoires, et à qui il arrive de filer avec la recette. Saurat-on jamais combien de millions d’euros et de dollars ont été engloutis, au Sahel ou ailleurs, dans des sessions d’entraînement d’unités d’élite censées combattre le terrorisme djihadiste ou les trafics transfrontaliers ? « Français et Africains se décernent des satisfecit mutuels pour la galerie, peste un officier, vétéran de l’exercice, mais il y a de quoi s’arracher les cheveux.»

Le mentor hexagonal traîne un autre fardeau : le poids de son passé-passif

Il s’évertue à dessiner l’avenir sur les pages surchargées d’un vieux manuel d’histoire. Au-delà de la louable volonté de ne pas laisser une zone franche criminalo-terroriste prospérer sur les décom bres de l’Etat centrafricain, pour peu qu’il existât un jour, deux ombres funestes planent ainsi sur l’ex-Oubangui-Chari : celle de Sa Majesté Bokassa Ier, Ubu empereur dont la France giscardienne traita les lubies avec une navrante complaisance ; celle du Rwanda, où Paris ne sut pas, ou ne voulut pas, discerner les prémices de l’holocauste de 1994. Non que la référence au péril génocidaire, invoqué pour mieux secouer l’apathie onusienne, apparaisse pertinente sur le front de la RCA. Mais comment échapper au procès en passivité si un carnage intercommunautaire, qu’il soit perpétré par les ex-rebelles musulmans de la Seleka ou par une milice chrétienne d’auto défense, survient à 50 kilomètres de l’aéroport de Bangui, site que sécurise un détachement bleu, blanc, rouge ?

Depuis près d’un an, les sherpas élyséens ont abattu en amont du sommet un travail colossal, mobilisant les ministères concernés – Affaires étrangères, Défense, Intérieur, Economie – et le réseau des ambassades de France en terre d’Afrique, ou sollicitant les capitales du continent et leurs diplomates en poste à Paris. Débauche d’énergie vouée, en partie au moins, à l’échec. Il y eut d’emblée vice de forme. Le 25 mai 2013, lorsque François Hollande annonce à Addis-Abeba (Ethiopie), siège de l’Union africaine, la tenue sur les bords de Seine du raout de décembre, plusieurs présidents invités, pris de court, regimbent mezza voce. Quand on veut enterrer les grandsmesses françafricaines d’antan, mieux vaut s’abstenir de convoquer sans préavis ses homologues. Certes, une quarantaine de chefs d’Etat et de gouvernement feront le déplacement. Et l’on se réjouit, au Château, de l’« équilibre Est-Ouest » d’un casting où figurent plusieurs puissances anglophones. Est-Ouest, soit. Mais pour ce qui est de Nord-Sud… On ne croisera sous les lambris de l’Elysée ni l’Algérien Abdelaziz Bouteflika ni le Sud-Africain Jacob Zuma. La venue de « Boutef’ », malade et réfractaire à ce genre de cérémonial, en aurait sidéré plus d’un. En revanche, la dérobade de Zuma inflige à François Hollande un cuisant camouflet. D’autant qu’en octobre il avait, à Pretoria, arraché au leader zoulou la promesse de sa présence, gage de la confiance retrouvée de la Nation arc-en-ciel envers une France dont elle fustigea les « ingérences » en Côte d’Ivoire, puis en Libye. Bien sûr, le sommet parisien coïncide pour l’ami Jacob avec une réunion cruciale de l’African National Congress (ANC), parti au pouvoir depuis la fin de l’apartheid, traversé par des pulsions populistes qu’il doit canaliser pour s’adjuger, l’an prochain, un nouveau bail. Il n’empêche : à ses récents visiteurs, Zuma ne cachait guère le peu d’engouement que lui inspire l’initiative française. Un autre géant austral, lusophone cette fois, manquera à l’appel : l’Angolais José Eduardo dos Santos. Et ce, en dépit du raid accompli voilà cinq semaines à Luanda par Laurent Fabius, patron du Quai d’Orsay.

En marge du sommet, une séance de travail sur la RCA

Il y a plus fâcheux. Lors de ce colloque de VIP, on risque de brasser avant tout concepts et pieuses incantations. Ce n’est qu’en marge du sommet que l’hôte Hollande animera une séance de travail sur le devenir de la RCA. «Notre rendez-vous, argue un de ses architectes, a vocation à catalyser les efforts structurels visant à muscler les capacités africaines, non à passer en revue les crises en cours, si symptomatiques soient-elles. » Un rien déroutant : si l’on n’y empoigne pas un tel cas d’école, cocktail toxique de tous les poisons de l’instabilité, quand et où le fera-t-on ? Un signe : quiconque s’enquiert à l’Elysée des avancées escomptées a droit au florilège qui suit. La surveillance des frontières ? « Pas facile. Les bisbilles algéro-marocaines – rançon du contentieux sur le statut du Sahara occidental – plombent toute tentative de coopération sahélienne. Et entravent les échanges de renseignements. » Pour preuve, le symposium ministériel consacré le 14 novembre à Rabat (Maroc) à la sécurité frontalière. Une vingtaine de pays représentés, mais point d’officiel venu d’Alger. Si le Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cemoc), installé en 2010 à Tamanrasset, dans le Sahara algérien, s’apparente à une coquille vide, la prétention hégémonique et les ambiguïtés du pays hôte n’y sont pas étrangères. La création d’une flotte panafricaine d’avions et d’hélicoptères ? « On n’en est pas là. Les carences en la matière affectent tous les acteurs, y compris les forces françaises au Mali. » La piraterie maritime, qui, si elle s’essouffle sur le flanc est du continent, prolifère dans le golfe de Guinée? « Il y a prise de conscience de l’urgence à agir. Reste à bâtir une flottille locale. » Et à trancher les liens qu’une poignée d’amiraux nigérians corrompus ont tissés avec les cerveaux de cette flibuste moderne.
Puisque nous sommes en mer, restons-y. La coopération militaire, vous confie-t-on, ressemble au paquebot lancé sur son erre. « Il faudra attendre 2017 pour savoir si l’on a réussi à infléchir le cap.» « Hollande s’offre un show, grince un ex-général familier des traquenards sahéliens. Vous pouvez mettre en scène 50 sommets : dépourvue d’accompagnement politique, l’intervention armée tourne à vide.»

Incursions françaises dans le Grand Sud libyen

Il faut une âme de Candide pour parier qu’une assemblée d’Excellences, si bien orchestrée soit-elle, sortira de l’ornière des projets ensablés depuis des lustres. Voilà une décennie que la « force africaine en attente » se fait attendre. La notion de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (Recamp) fut présentée en 1998, à la faveur du sommet Afrique-France du Louvre. Lieu idoine pour un dispositif – au demeurant pertinent – qui a la patine des pièces de musée.
Au rayon des voeux pieux, le barnum marocain évoqué plus haut mérite une place de choix. Il aura, faute de mieux, accouché d’un projet de « centre régional de formation et d’entraînement des officiers », que le royaume chérifien comme la Tunisie se proposent d’héberger. Pour le reste, l’émissaire libyen y a reçu mandat de lancer des consultations en vue de créer un secrétariat chargé du suivi d’une coordination à peine embryonnaire. Nul doute que les caïds djihadistes en tremblent déjà…
« Mise à niveau des hommes, échanges d’infos : la Libye dit oui à tout, soupire un expert français, mais ne contrôle rien. » Allusion au Grand Sud de l’ex-Jamahiriya, en passe de se métamorphoser en un vaste sanctuaire pour terroristes et trafiquants de toutes obédiences, assorti d’une armurerie à ciel ouvert. « Si les forces spéciales françaises basées près d’Arlit [Niger] mènent des incursions profondes dans cette zone grise, confie un témoin privilégié, ce n’est pas par hasard. » Plusieurs katiba – brigades – d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et la phalange Al-Mourabitoune, née de la fusion entre les Signataires par le sang de Mokhtar Belmokhtar et le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) navigueraient ainsi dans le Fezzan, entre Sebha et Oubari.
Quand la maison brûle, il n’est plus temps d’ergoter sur l’emplacement de la caserne ou la couleur des casques des pompiers. Pour autant, rien ne sert d’agiter le spectre de l’embrasement coordonné. Très en vogue en Occident, la thèse de l’« arc de crise », de l’Atlantique au golfe d’Aden, demeure sujette à caution. Certes, des combattants de Boko Haram et d’Ansaru, les deux pôles du djihadisme au Nigeria, ont fait le coup de feu au Mali aux côtés des frères sahélo-sahariens ; lesquels auraient reçu des offres de services des shebabs somaliens. De là à imaginer une ample convergence opérationnelle… Chaque faction obéit à un agenda dicté par son histoire, ses impératifs locaux et ses objectifs propres. En outre, maints « djihadistes » parent des nobles atours de la guerre sainte contre l’impiété et les « croisés » un dessein bassement criminel. Arc de crise ou pas, il y a trop de flèches fichées dans le coeur de l’Afrique pour que celle-ci se passe de boucliers dignes de ce nom.

Vincent Hugeux

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