Face à la Russie décomplexée, la diplomatie sous le choc

Les diplomates haïssent les interlocuteurs imprévisibles. Ce n’est pas une affaire de décalage entre les mots et les actes – un symptôme répandu –, mais de règles du jeu. Voilà pourquoi l’opération spéciale conduite par la Russie en Ukraine, après la chute du président Ianoukovitch, a suscité un mélange de stupeur, de consternation et d’impuissance, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Doctrine militaire, organisations supranationales, échanges commerciaux, alliances : tout semble soudain à réviser.

Cette opération spéciale, réussie sans combat mais avec tous les canons de la propagande télévisée, n’est toujours pas achevée. Après l’annexion de la Crimée, la multiplication des incendies dans l’Est, pour stimuler les demandes locales de large autonomie, n’a pas encore dévoilé son ampleur. Sa finalité, on la devine : la réduction du pouvoir central à un trognon de pomme. Mais déjà, les regards se tournent ailleurs, vers la Transnistrie, territoire moldave détaché de Chisinau, et qui réclame son entrée dans la Fédération. La Moldavie, qui prétend signer sous peu un accord d’association avec Bruxelles, prochain champ de l’opération spéciale ?

Dans cette crise inédite depuis la chute de l’URSS en 1991, les chancelleries et les observateurs vivent au jour le jour. On avance en marchant, retenant son souffle, au point qu’un lâche soulagement dominera si, au final, l’Ukraine est préservée dans son intégralité, moins la Crimée. Mais cette absence de visibilité ne doit pas empêcher de tirer quelques leçons.

D’abord, l’opération spéciale en Crimée marque l’affirmation d’une Russie décomplexée face à un Occident qu’elle juge ruiné, impotent militairement et corrompu sur le plan des mœurs. Réduire la crise actuelle à une nouvelle guerre froide nous fait passer à côté de la réalité. Il n’y a plus deux blocs face à face, se neutralisant, mais un vide, une absence d’autorité, un monde éclaté, aux enchères. Les Européens, qui ont renoncé à la fois à la géopolitique et à la chose militaire, en sont les naufragés.

Personne ne veut ni ne peut faire la guerre à Moscou, qui pousse son avantage. La Russie a remis en question les principes cardinaux de la diplomatie mondialisée, dans les rapports entre grandes puissances. Les désaccords tranchés, les confrontations commerciales y sont monnaie courante. Mais l’annexion pure et simple d’un territoire voisin, comme en Crimée, relève d’une panoplie qu’on croyait révolue, d’une logique expansionniste au mépris du droit international. Même la Chine ne peut soutenir une telle régression.

La deuxième leçon, c’est la mort du reset, la relance des relations avec Moscou ébauchée par Barack Obama, et plus généralement de l’idée d’un dialogue constructif avec Vladimir Poutine, promu activement en Occident. En France, il y a eu une continuité entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui ont voulu combler notre retard dans les échanges commerciaux avec la Russie, par rapport à l’Allemagne ou l’Italie.

Silence de l’amitié

Mais c’est surtout à droite que les partisans de ce dialogue sont actifs, dans les rangs gaullistes, si ce mot a encore un sens. Cette école prétend que rien ne doit se dire ou se faire contre Moscou car rien ne peut se résoudre sans Moscou. Deux arguments justifient ce silence de l’amitié : la collaboration russe est indispensable dans les dossiers internationaux (désarmement, guerre en Syrie, nucléaire iranien, etc.) ; nous avons besoin de l’argent russe.

Sur le premier point, le constat est négatif. Quelle a été la contribution constructive de Moscou dans ces dossiers ? L’ouverture en Iran est due à des processus internes. La guerre qui ravage la Syrie se poursuit depuis trois ans. Quant à l’argent russe, il paraît vain de lutter, mais cela n’empêche pas d’être lucide. Cet argent coule dans les veines de nos banques européennes ; il irrigue notre secteur immobilier, celui du luxe. Il n’est pas forcément sale ou mal acquis, mais il l’est parfois. La fuite des capitaux en Russie atteint la somme colossale de 63 milliards de dollars (45 milliards d’euros) en 2013. Ils ont une odeur, ces milliards, celle dégagée par un système féodal, doté d’un appareil répressif intransigeant, marqué par une prédation bureaucratique.

La troisième leçon à tirer concerne la situation intérieure en Russie. M. Poutine étanche la soif de revanche géopolitique d’une partie des élites, mais prend des risques. Il fera tout pour tuer dans l’œuf, et non plus contenir, un éventuel mouvement de contestation. La société civile russe risque de payer le prix de Maïdan. Il faut s’attendre à des pressions redoublées contre les voix critiques, les sites indépendants, les organisations soupçonnées de représenter les intérêts étrangers. La ligne de fracture sera entre les " patriotes " et les " traîtres vendus ".

Outre le désespoir des classes moyennes urbaines, l’angoisse de l’isolement et de l’opprobre pourrait gagner une partie des élites. Etat pétrolier et gazier, à l’endettement très faible, la Russie s’appuie sur de confortables réserves de devises (autour de 500 milliards de dollars). Mais la croissance ralentit fortement (1 % annoncé pour 2014). Le choc d’une chute du rouble et des investissements pourrait rappeler à la population que la stabilité vantée par M. Poutine n’est pas gravée dans le marbre.

par Piotr Smolar

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