En Irak, le pillage des objets d’art continue (Le Monde)

C’est l’histoire d’un trésor inestimable, perdu par négligence et retrouvé, lundi 20 septembre, presque par hasard. C’est l’histoire d’un pays dévasté, embourbé depuis vingt ans dans d’incommensurables tragédies, et qui se montre aujourd’hui, plus de sept années après l’invasion anglo-américaine, incapable de sauver un patrimoine historique qui est aussi celui de la plus ancienne civilisation humaine.

En avril 2003, les soldats américains viennent de prendre l’Irak. Chaos général. Des jours entiers, ils laissent, littéralement sous leurs yeux et ceux des journalistes, des hordes de pillards dévaster, entre autres, tous les musées de Bagdad. Le plus riche, le plus important, est le Musée national, situé sur une grande avenue au coeur de la capitale. En quelques jours, au moins 15 000 pièces d’archéologie, des vases et des colliers babyloniens, des bronzes akkadiens, des poteries et des coutelas de Perse ancienne, des tablettes d’argile sumériennes constellées de textes cunéiformes – la plus ancienne écriture humaine connue – disparaissent.

Sept ans après, environ un tiers du butin manquant a été retrouvé. Beaucoup d’objets ont été détruits. D’autres ont rejoint les coffres de collectionneurs privés. Des réseaux s’organisent, la marchandise est revendue aux quatre coins du monde. On en trouve en Europe, aux Etats-Unis, au Moyen- Orient, en Amérique latine…

Toutes ces pièces ne viennent pas des musées. L’Irak possède 12 000 sites archéologiques connus et, sur ces lieux souvent éloignés des villes, le pillage se poursuit de façon systématique et organisée. Au moins 32 000 pièces – simple estimation – ont disparu des sites. Pour récupérer ses trésors, l’Irak a demandé l’aide internationale. Interpol, les polices et douaniers du monde organisé sont en alerte. Ceux des Etats-Unis ont saisi et restitué à Bagdad plus de 1 500 pièces depuis 2003.

Au printemps 2008, 638 statues, fers de lances, verreries et poteries, certaines datant du IIIe millénaire avant notre ère, sont renvoyés en Irak sur ordre du généralissime David Petraeus, aujourd’hui patron des forces américaines en Afghanistan. Photographiées, datées, répertoriées et dûment empaquetées par des experts à New York, les pièces sont livrées, affirme le général américain, "au bureau du premier ministre Nouri Al-Maliki".

Mais le Musée national n’en a pas la trace, et les réclamera pendant deux ans. "On a cherché partout, on ne les a pas", affirment l’un après l’autre les officiels. "Que les Américains nous donnent la preuve qu’ils ont bien livré ces 638 objets", s’énervait encore, le mois dernier, un porte-parole de M. Maliki.

Le 6 septembre, nouvelle livraison américaine d’objets, saisis cette fois directement au ministère des affaires étrangères irakien. Parmi les trésors, une statue sans tête du roi Entémène de Lagash, volée au Musée et datée de 4 400 ans, une paire de boucles d’oreilles en or de Nemrod et 362 tablettes d’écriture cunéiforme. Il y a aussi des objets plus modernes, une kalachnikov chromée aux initiales de Saddam Hussein – trophée de guerre saisi sur un soldat en permission. Une autre, couverte d’or, confisquée par une unité de l’US Army, n’a toujours pas été restituée.

Mais la dernière livraison américaine a relancé les questions : où sont donc les 638 pièces renvoyées en 2008 ? Interrogée dimanche 19 septembre dans son bureau du Musée national par Le Monde, la jeune directrice voilée de l’institution, Amira Eldan Al-Dahab, avoue son impuissance. "Le premier ministre a constitué une commission spéciale pour les retrouver. Jusqu’ici, pas de nouvelles", regrette-t-elle. Au premier étage, nous montons voir Abbas K. Abbas, patron du département de recherche des antiquités disparues. Le sympathique quinquagénaire moustachu ne cache pas son désarroi. Il est chargé de scanner la presse mondiale et le maximum de catalogues des salles d’enchères pour essayer de repérer les ventes d’objets volés dans son pays. Pour effectuer ce travail de titan, il a trois employés (un seul lit l’anglais), deux ordinateurs antédiluviens et "pas de budget" pour se rendre sur le lieu d’une vente suspecte.

Sur les 10 000 hommes, dont le recrutement avait été annoncé en fanfare en 2008 pour constituer une "police du patrimoine", initiée par les Américains, moins de 200 ont été embauchés. "Pas de budget." Ladite police campe à Bagdad, dans des bureaux… La négligence d’un gouvernement qui a certes une énorme tâche de reconstruction sur les bras mais qui dispose quand même d’un budget annuel de 60 milliards de dollars est ici patente.

Pour les 638 objets perdus entre New York et Bagdad, le "hasard" fera bien les choses. Moins de 24 heures après notre visite, Mme Al Dahab nous annonce, triomphante, une conférence de presse avec le ministre du tourisme et antiquités, Qahtan al Jibouri.

"Nous les avons retrouvés !", annonce celui-ci. Faute d’un étiquetage approprié, les boîtes contenant les précieuses reliques "avaient été remisées dans un entrepôt" de matériel de cuisine, s’excuse le ministre.

"Un grand jour pour le Musée !", dira le directeur des antiquités et du patrimoine, Qaïs Hussein Rachid.

Patrice Claude

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