Egypte: l’armée et les Frères, ennemis de soixante ans

Il serait présomptueux d’affirmer que l’escalade entre l’armée égyptienne et les Frères musulmans était prévisible. Le char et le sabre n’en sont pas à leur premier duel. Si l’actuel face-à-face apparaît particulièrement inquiétant, cela fait plus de soixante ans que militaires et islamistes, les seules forces structurées du pays, se livrent une guerre ouverte. Entre ces deux géants convaincus d’incarner la légitimité populaire en Egypte, la trêve n’aura duré qu’un an. Et dans chaque camp, nombreux sont ceux qui voient l’actuelle confrontation comme la bataille finale, la der des ders.

Uniforme. Qualifiée d’historique, l’élection de Mohamed Morsi en juin 2012 était censée marquer un tournant dans l’histoire du pays. En plus de son caractère démocratique, c’était la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1952 qu’un civil accédait à la présidence. Ses prédécesseurs – Abdel Gamal Nassar, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak – étaient tous officiers et ont tous œuvré à bâtir et à cimenter un régime militaire. En dépit des évolutions idéologiques de ses chefs, celui-ci a tenu près de soixante ans et s’est matérialisé par la présence de militaires à tous les postes-clés de l’Etat. Ahmed Chafik, le candidat battu par Mohamed Morsi, était général d’aviation et s’inscrivait dans la lignée des raïs en uniforme. Mohamed Morsi, lui, n’était pas n’importe quel civil, mais un Frère musulman.

La confrérie, fondée en 1928 en Egypte avec pour projet la réislamisation de la société, a longtemps été l’ennemi public numéro 1 des militaires ainsi que la principale force d’opposition au régime, ne craignant pas de recourir parfois au terrorisme. Les Frères en ont douloureusement subi les conséquences et une grande majorité des membres de la confrérie ont connu, à un moment ou l’autre de leur vie, les geôles égyptiennes. Morsi lui-même, dont la génération fut plutôt épargnée, a été incarcéré quelques mois en 2006.

Entente. On peut faire remonter l’origine du différend entre l’armée et les Frères au coup d’Etat de 1952, les seconds ayant eu le sentiment de s’être fait voler un pouvoir qui leur revenait en raison de leur participation active au mouvement ayant conduit à la chute du roi Farouk. La répression s’est accentuée sous Nasser à partir de 1954, avec la dissolution de la confrérie, suivie d’une vague de répression faite de tortures et d’exécutions. Libérés sous Sadate, les Frères se sont progressivement restructurés avant d’entrer en politique quand Moubarak consent à organiser des élections. Ils sont devenus la seconde force politique du pays, lors des législatives de 2005, en gagnant 88 sièges au Parlement.

La répression qui s’ensuit à partir de 2006 a des motivations qui sont «autant économiques que politiques», selon la politologue Zeinab Aboul Magd, spécialiste de l’armée. A l’époque, en plus de devenir des concurrents politiques, les Frères, et notamment leur tête pensante et principal financier, Khairat el-Chater, ont empiété sur les intérêts économiques du régime. Au cours de la révolution de janvier 2011, à laquelle s’est ralliée la confrérie, Frères et armée se sont retrouvés dans le même camp. Malgré un accord tacite, la période de transition menée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a été très tendue, particulièrement à la fin de la campagne présidentielle, et a donné le sentiment que jamais les Frères et l’armée ne pourraient cohabiter. Les premiers mois de mandature de Mohamed Morsi ont pourtant laissé penser que les lignes étaient en train de bouger en Egypte, qu’une normalisation était en cours. L’éviction du maréchal Hussein Tantaoui, chef du CSFA et longtemps ministre de la Défense de Moubarak, et son remplacement par Abdel Fatah Al-Sissi, en août 2012, sont venus renforcer cette idée. Celui dont le nom est aujourd’hui scandé par la foule de Tahrir, était alors présenté comme très religieux, au point que certains se demandaient s’il n’était pas un Frère infiltré. Sans parler de grande réconciliation, on voyait se mettre en place une entente cordiale, une forme d’Etat bicéphale, chacun ménageant l’autre. Morsi a ainsi pris bien soin de ne pas toucher aux nombreux avantages économiques de l’armée, et dans la nouvelle Constitution qu’il a fait voter, le budget de la Défense conserve son caractère secret. Lors des moments de tensions, notamment en novembre, c’est à l’armée, plutôt qu’à une police viscéralement anti-islamiste, que le président Morsi a fait appel pour maintenir l’ordre.

Nominations. Pourquoi le divorce intervient-il maintenant ? Ces derniers mois, Mohamed Morsi, de plus en plus isolé politiquement, a accéléré les nominations de Frères musulmans dans les administrations. Cette tentative d’accaparement de l’Etat, jusque-là propriété des militaires, a été mal reçue. En outre, plusieurs sources, estiment qu’en interne, l’alliance du sabre et du char n’a jamais été acceptée et que la grogne n’a cessé de s’intensifier dans les casernes. Considéré comme un homme de devoir, le général Al-Sissi a sans doute privilégié l’unité de l’institution et laissé tomber Mohamed Morsi qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est encore officiellement le chef des armées.

Par MARWAN CHAHINE (au Caire)

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