Egypte: La fuite en avant

Le traitement médical subi par le président Moubarak, en mars dernier, a créé une vacance du pouvoir et ouvert les portes à une guerre de succession feutrée mais féroce.

Egypte: La fuite en avant
La soudaine hospitalisation du chef de l’État, à Heidelberg en Allemagne, annoncée par les médias gouvernementaux le 5 mars 2010, a pris de court les Égyptiens. Officiellement entré pour subir une ablation de la vésicule biliaire (opération bénigne), Hosni Moubarak a passé trois interminables semaines, médiatisées par de longs silences et de lapidaires informations qui ont créé un choc et alimenté les spéculations en Égypte, au point qu’on a même annoncé sa mort. L’inamovible raïs était soudain fragile, au bord du gouffre, comme tout un chacun. Oubliés les discours lénifiants, la langue bois sur sa santé et la condamnation pour qui osait l’évoquer.

La situation était d’autant plus préoccupante que tout l’appareil gouvernemental semblait suspendu à l’absence de son guide. Sur ces entrefaites, le cheikh Sayyed Tantawi, recteur de l’université religieuse d’Al-Azhar, décédait brusquement en Arabie Saoudite, le 10 mars. Le vide pesait alors à la tête de l’État et de la religion. Le gouvernement du premier ministre Ahmad Nazif, pourtant investi le temps de l’intérim, ne parvenait à nommer un successeur que neuf jours plus tard : le libéral et francophone cheikh Ahmad el Tayeb. Finalement, après une seconde intervention chirurgicale, c’est un Hosni Moubarak amaigri et épuisé qui rentrait le 27 mars à Charm el-Cheikh afin d’y prendre deux autres semaines de repos.

Certaines spéculations affirment qu’en réalité le président serait atteint d’un cancer du système digestif, comme si ses 82 ans ne suffisaient pas à le rendre extrêmement vulnérable. Le voile étant déchiré, toute l’Égypte s’interroge sur l’après-Moubarak. Déjà, le retour triomphal de Mohammed Baradei, ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le 19 février 2010, avait été l’occasion de battre les cartes. Sa candidature à l’élection présidentielle de 2011 avait amené une bonne partie des milieux laïcs et de l’intelligentsia, encore très influents, à se détacher de Gamal Moubarak, héritier pressenti de son père. Eux qui jusqu’alors se résignaient à l’accepter comme futur président, par peur de l’avènement d’un islamiste, découvraient un présidentiable tout à fait acceptable et, bien mieux, opposé à un régime usé par plus d’un quart de siècle d’exercice.

Le problème est qu’en dehors des bonnes volontés, Baradei ne dispose pas, au sein du pays, de force politique ou sociale constituée capable de le hisser jusqu’au faîte du pouvoir. S’il y parvenait, pourrait-il s’imposer à l’armée, lui qui, pas plus que Gamal Moubarak, n’est un soldat, dans un État dominé depuis 1952 par les militaires ? Tout aussi délicate serait sa relation avec les Frères musulmans, auxquels il a, bien imprudemment, promis de légaliser leur statut. Pourrait-il les contrôler après s’être privé des moyens juridiques de les brider, alors qu’en dépit de la répression qu’ils subissent ils restent indomptables ? Ou bien sera-t-il le bélier qui leur ouvrira la porte ?

Certes, les bouleversements survenus à la tête de la puissante confrérie, en décembre et janvier derniers, ont amené à sa tête un courant plus rigoriste, mais enclin à accepter l’éventuelle ascension de Gamal à la magistrature suprême. Toutefois, cette concession ne saurait être sans contreparties. De surcroît les rigides idéologues qui dirigent les ikhwan sont de très souples stratèges, capables de renier demain ce qu’ils ont promis aujourd’hui.

En cas d’affrontements internes dans le noyau central du pouvoir, on ne saurait exclure que les Frères tentent de s’en emparer. D’autant plus que dans le monde anglo-saxon certains courants prônent une telle éventualité. En 2008, le Britannique John R. Bradley suggérait, dans Inside Egypt, ouvrage qui fit scandale, l’éventualité d’une dictature des Frères musulmans. Elle aurait l’avantage de dresser contre elle la majeure partie des Égyptiens, permettant ainsi aux puissances de jouer sur cet équilibre. Le ministre des Affaires étrangères du cabinet fantôme (alors un Conservateur) avait endossé sur le plateau de la BBC cette analyse avec son auteur…

Plus prosaïquement, une incroyable débandade a accompagné l’hospitalisation du président. Toute la famille : l’épouse, les deux fils avec leur épouse et les petits-enfants, accompagnés de quelques-uns des puissants oligarques, s’est précipitée avec lui à l’étranger. On a affirmé qu’ils craignaient la chute du régime en cas de décès de son chef. Ce n’est certes pas une preuve de maturité politique que de fuir le bateau à la moindre alerte et encore moins de ne pas se montrer à la barre quand on aspire à la tenir.

À son retour au Caire, les observateurs avaient spéculé : le président allait préparer sa succession rapidement, nommer à cette fin un nouveau gouvernement et même un vice-président, que la Constitution porte automatiquement à la tête du pays en cas de disparition du premier magistrat. Rien de cela ne s’est manifesté jusqu’ici. Ce qui révèle des tiraillements à la tête. Certains courants de l’armée et même de vieux caciques du Parti national démocrate (PND) au pouvoir seraient opposés à l’ascension du dauphin. Le président lui-même, ancien vice-président de Sadate, était ainsi parvenu au pouvoir. Il craint de se voir écarté de la même façon.

Les spéculations battent donc leur plein. Le chef des services secrets militaires (Mukhabarat el ‘amat), le septuagénaire général Omar Souleymane, fidèle bras droit du chef de l’État, disposant de vastes relations internationales, bien introduit aux États-Unis, en Israël et chez les Palestiniens, est souvent présenté comme un successeur possible. Selon les opinions, on estime que sa candidature porterait ombrage à celle de Gamal ou, au contraire, lui préparerait la route comme vice-président, sachant qu’à l’âge de Souleymane, il lui serait difficile de briguer un second mandat. Les nombreux sites à sa gloire, sur Internet, semblent aller dans le premier sens, d’autant que certains diffusent le populaire slogan « Ni Gamal ni les Frères. »

Autre personnalité extrêmement populaire, Amr Moussa, longtemps ministre des Affaires étrangères, éloigné à la Ligue arabe dont il est le secrétaire général, par le chef de l’État inquiet de sa trop grande popularité. À l’instar de Baradei, il ne dispose pas de forces sociales pour le soutenir, mais ne paraît pas jusqu’ici faire campagne.

Plus en retrait, le secrétaire général de la présidence, Zakaria Azmi, maîtrisant tous les dossiers dans l’ombre et mêlé à de nombreuses affaires politico-financières pas toujours reluisantes, paraît jauger ses cartes. Membre de l’Assemblée du peuple et proche de Moubarak, il pourrait être éclaboussé par la réputation de corruption du régime. L’opinion publique est très remontée contre la longévité du pouvoir et son népotisme. Elle se reconnaît dans le slogan du mouvement Kefaya (« Ca suffit », en arabe), dont l’action reste confinée aux milieux intellectuels.

Enfin, il y a celui que le site américain Stratfor présente comme un joker encore caché. Le lieutenant général Ahmed Chafiq, actuel ministre de l’Aviation civile et ancien commandant de l’armée de l’air égyptienne. Il a pour lui d’être un militaire de carrière, ancien pilote et commandant de l’aviation, comme le président, et de ne pas avoir été mêlé à des scandales.
En réalité, personne ne sait quand et comment les choses basculeront définitivement. La succession s’annonce délicate et pleine d’imprévus, à moins que Hosni Moubarak ne dicte sa règle avant de quitter le pouvoir, du fait de la nature ou au terme de son mandat.

Afrique-Asie (juillet 2010)

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