Du Printemps arabe au chaos (Tahar Ben Jelloun)

L’ écrivain et poète marocain Tahar Ben Jelloun, Prix Goncourt 1987 avec son roman « La Nuit sacrée » et membre de l’Académie Goncourt, livre son analyse des événements qui secouent depuis quelques semaines le Mali et, depuis cette semaine, le sud algérien. Pour lui, les prétendus « djihadistes » qui sévissent dans la zone ne sont qu’une bande de « gangsters » et « de trafiquants de drogue ». « Qui finance ces criminels ? « , s’interroge-til.  » Derrière eux, écrit-il, il y a des Etats, des milliardaires qui rêvent d’un islam dominant le monde. « 

Du Printemps arabe au chaos (Tahar Ben Jelloun)
Le « printemps arabe » n’a pas fini de nous étonner. Ce qui se passe depuis quelques mois au nord du Mali ainsi que dans le sud algérien est la conséquence de plusieurs événements survenus il y a plus de vingt ans en Algérie et plus récemment en Libye. La bataille de Benghazi (mars 2011) suivie plus tard par le lynchage de Kadhafi (20 octobre 2011) vont laisser des milliers de soldats libyens et autres mercenaires désemparés ainsi que quelques Touaregs sans but. Ils fuient vers le Sahel emportant le maximum d’armements qui étaient stockés dans plusieurs lieux. Ces fuyards vont retrouver dans le désert d’autres aventuriers, des Algériens du GIA (Groupe islamique armé) qui avaient participé à la guerre civile entre 1991 et 2001. Ils seront rejoints par des Mauritaniens, des Magrébins qui étaient passés par l’Afghanistan et bien d’autres égorgeurs sans foi ni loi venus de plusieurs pays de la région et même d’Europe. Ainsi le Nord Mali devint le repère des bandits et des tueurs prêts à n’importe quel combat, exécutant les ordres de chefs cachés, des hommes voilés et mystérieux, gérant de grosses fortunes et utilisant l’islam comme étendard pour leurs crimes. Al Qaeda est en principe la référence en chef. Elle suit avec bienveillance ceux qui ont créé Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb Islamique), et voit d’un bon œil le projet d’un Maghreb gouverné par un islamisme radical, c’est-à-dire salafiste. Mais l’important c’est l’argent. Pour cela, deux moyens : le trafic de drogues et les rançons pour des otages ; il faut ajouter un autre commerce, moins juteux, celui des immigrés africains.

Les projets crapuleux sont plus visibles que des projets idéologiques et politiques

Aujourd’hui, les projets crapuleux sont plus visibles que des projets idéologiques et politiques. Ces terroristes, guidés par des chefs charismatiques comme Iyad Ag Ghali, chef historique de la rébellion touarègue et chef du parti Ansar Dine, comme Mokhtar Ben Mokhtar dit « le borgne », salafiste et surtout grand trafiquant dont le mouvement s’appelle « Ceux qui signent par le sang » (il serait le cerveau de la prise d’otages dans l’usine gazière d’In Amena à l’est algérien), ou comme le Mauritanien Hamada OuldKhairou, établi dans la ville de Gao, sont surarmés, bien entrainés et occupent un territoire immense sur lequel flotte le drapeau noir sur lequel est écrit « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mahomet son messager ». Ces groupuscules ne sont pas tous unis. Chacun prend l’initiative qui favorise ses intérêts. L’intervention française au Mali (certains disent qu’elle aurait un objectif non avoué, celui de protéger les mines d’uranium à la frontière avec le Niger), a été applaudie aussi bien par l’ensemble de la classe politique en France que par le peuple malien qui vivait sous la menace d’une avancée des gangsters qui ont démontré de quoi ils étaient capables dans le nord du pays. Pour une fois, l’Islam n’est pas en cause ; tout le monde en convient : les « djihadistes » qui appliquent de manière barbare certains préceptes de la charia en coupant des mains, des pieds et lapidant des femmes, ne sont pas des militants d’une noble cause ; ils sont avant tout des trafiquants de drogue et quand ils kidnappent des gens, c’est pour les échanger contre des rançons importantes. Mais au-delà de cet aspect réel, il y a des choses qu’on ne connaît pas : qui finance ces criminels ? Qui leur fournit tant d’armes ? Qui est derrière cette barbarie qui s’internationalise ? Il faut qu’on sache quels sont les Etats qui soutiennent ces « djihadistes » sans scrupules et qu’ils soient désignés comme ennemis de la paix et pourvoyeurs de terrorisme. Car derrière eux, il y a des Etats, des milliardaires qui rêvent d’un « islam dominant le monde ».

Depuis le début de ces événements, l’Algérie est prudente et silencieuse. Surtout pas d’intervention militaire. Il a fallu que l’armée française s’engage pour qu’elle accepte que ses avions militaires traversent son espace aérien. Elle a aussi fermé les frontières du sud, ce qui n’a pas empêché des terroristes de réagir à son aide aux Français en opérant le 16 janvier une importante prise d’otages (41 personnes de plusieurs nationalités) dans un site gazier à Tigantourine, près d’In Amenas. Ces représailles précipitent l’Algérie dans cette guerre qu’elle ne voulait pas. Elle a été défiée sur son propre territoire. Comment des terroristes ont pu, sans être dérangés, kidnapper autant de personnes et occuper cette usine ? Comment est-ce possible qu’un site aussi important soit sans sécurité ? On se demande si les terroristes n’ont pas bénéficié de complicités locales. Si le Mali a tout intérêt à ce que la France et d’autres pays africains interviennent pour l’aider à récupérer une partie de son territoire, l’Algérie a voulu se tenir à l’écart. Les blessures de la guerre civile sont encore vives, elle n’avait aucun intérêt à mettre le doigt dans cet engrenage dont le but est de déstabiliser une partie de l’Afrique. Elle a résisté au « printemps arabe », mais la prise d’otages l’a obligé à sortir de son silence et à agir. Au mois de septembre 2012, des informations ont circulé mettant en avant le fait que les camps de Tindouf où sont parqués des Sahraouis appartenant au Polisario, servaient pour des entraînements de membres d’Al Qaeda. Du coup, les Etats Unis auraient demandé aux Algériens d’accepter une solution politique au conflit qui l’oppose depuis 1975 au Maroc à propos du Sahara Occidental. Des négociations entre Marocains et membres de ce mouvement séparatiste eurent lieu près de New York mais aucune solution sérieuse n’a été trouvée.

Ceux qui ont le plus profité du « printemps arabe », et l’ont exploité à leurs fins, sont des islamistes de tous bords

L’Algérie a refusé de négocier avec les preneurs d’otages. Sans prévenir personne, jeudi 17 janvier dans l’après midi, l’armée a fait un assaut pour reprendre le contrôle du site gazier occupé par les terroristes. Solution de fermeté (à la russe) mais qui a été soldée par plusieurs morts dont des otages. Ceux qui ont le plus profité du « printemps arabe », et l’ont exploité à leurs fins, sont des islamistes de tous bords qui ne peuvent que se réjouir du chaos que les révolutions ont créé en Libye (un pays sans Etat), en Tunisie, en Egypte (qui sont des Etats, mais entre les mains de l’islamisme). Cela permet par ailleurs à Bachar el Assad de poursuivre ses massacres en toute impunité. Car si la Russie et la Chine ont été écartées du jeu libyen, aujourd’hui, ils refusent d’abandonner le dictateur syrien et font croire qu’il vaut mieux un régime à la Bachar qu’une république islamique avec des salafistes qui coupent les mains aux voleurs. Mais ce n’est pas aussi simple.

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