Dr Zouanat: « Les valeurs du Soufisme sont porteuses de remèdes à tous les maux de notre temps »

La défunte Dr Zakia Zouanat, anthropologue et chercheur à l’Institut des études africaines de l’université Mohammed V de Rabat, avait accordé un entretien à Atlasinfo.fr en juin 2010 pour parler du mouvement soufi au Maroc et de la place des « saints » dans la société marocaine. Son ouvrage, « Le royaume des saints », publié chez ADEVA, une maison d’édition autrichienne, est le fruit d’un immense effort et d’un travail exceptionnel et unique. L’auteure était partie à la découverte de plus de soixante-dix noms ou figures du soufisme marocain, de leurs doctrines et de leurs sagesses.
Revoici cet entretien:

Dr Zouanat:
Atlasinfo: Vous êtes l’auteur de l’ouvrage "Le Royaume des saints", pourquoi ce titre ?

Zakia Zouanat : L’ouvrage que je viens de publier sous le titre "le Royaume des saints" traite du patrimoine soufi du Maroc et de la nécessité de sa préservation. C’est aussi un voyage de reconnaissance des lieux des saints du Maroc, et de découverte de leurs doctrines.
Je l’ai appelé "le Royaume des saints" parce qu’il est connu que le Maroc est une terre de sainteté, dans le sens où elle a produit des milliers d’hommes et femmes de hautes vertus spirituelles dont les traces sont vivantes, voire palpitantes, essentiellement le système éthique qu’ils ont construit au cours des siècles, et dont nous avons tant besoin aujourd’hui. Cela est si vrai qu’Ibn Qunfudh (XIVe siècle) a dit une parole célèbre à ce propos, qui définit parfaitement cette réalité : "la terre du Maroc produit les saints comme elle produit l’herbe après une pluie abondante". Cet homme était venu de Constantine (à l’époque où les frontières entre le Maroc et l’Algérie n’existaient pas), prospecter le nombre de groupes soufis du Maroc, c’est ainsi qu’il en a conclu avec cette phrase qui illustre et résume la richesse incommensurable du patrimoine soufi marocain.

Quelle est la différence entre "saint" et "marabout" ?

Le mot "marabout" a été forgé par les colons français pour désigner les coupoles des saints qu’ils rencontraient sur leur chemin, certainement en Algérie. Il a été importé au Maroc. Et nos intellectuels l’ont adopté comme si de rien n’était. Il renvoie au mot arabe "ribât", ermitage, d’où "murâbit" qui veut dire "celui qui s’adonne à la petite et à la grande guerre sainte". Il est regrettable de rencontrer ce vocable dans nombre de textes, d’articles, de livres, comme si la langue arabe nous était étrangère. Certes, nous n’effaçons pas l’histoire, mais il est temps de la dépoussiérer et de remettre les pendules à l’heure, d’autant que le mot, entré dans la langue française, est loin de désigner à présent les coupoles seules !

Que peut apporter ce livre sachant que les Marocains sont partagés sur ces croyances ?

Ce livre est le premier du genre au Maroc. C’est un ouvrage d’art et d’érudition, il a été salué tant pour sa valeur scientifique qu’esthétique, et il vient de recevoir une distinction au sein de l’université, celle de la meilleure publication. Ce qu’il apporte au premier chef, c’est une visibilité par rapport à ce patrimoine extraordinaire dont le Maroc est détenteur, et il est porteur d’un message, voire d’une revendication : sauver l’héritage de ces hommes et femmes qui ont donné au Maroc sa particularité spirituelle, éthique, religieuse et culturelle. Que les marocains soient partagés sur ce que vous appelez "les croyances" est normal aujourd’hui, à l’ère de la globalisation. La question qui doit être posée est la suivante : qui a cherché à leur faire connaître la véritable nature de ces choses sur lesquelles ils semblent partagés parce qu’ils n’en voient que l’apparence ? Il est évident que quiconque voit ce qui se passe autour des mausolées des saints ne peut qu’être fortement tenté de rejeter le tout, mais cela n’est pas une attitude saine. Au contraire, il faut se poser la question de savoir si toutes ces pratiques souvent peu "orthodoxes" ne nuisent pas avant toute chose à l’Idée du saint en question, et à l’essence de son legs. Dans tous les cas, il est mauvais de "jeter le bébé avec l’eau du bain" ! Les marocains ne doivent jamais oublier que le tasawwuf, sous toutes ses facettes, est partie intégrante de leur identité, et même une de ses composantes essentielles. Peut-être que cela est une question de foi, davantage que de croyances. Pour ma part, je m’interdis de juger les gens simples qui se dirigent vers le mausolée du saint pour y trouver quelque chose, car le takfirisme n’est jamais bien loin. Vous savez, leurs cœurs sont souvent très purs… Quant à ceux qui jugent, Dieu nous en préserve ! De quelque bord qu’ils soient !

Dr Zouanat:
Depuis quand date votre intérêt pour ce patrimoine ?

Mon intérêt pour les saints de mon pays date de bien longtemps, et au risque de me vieillir, je dirai qu’il date d’une trentaine d’années, quand le soufisme n’était pas encore devenu la mode qu’il est aujourd’hui ! j’ai soutenu une thèse de doctorat d’anthropologie sociale et culturelle en Sorbonne en 1989, sur le grand saint ‘Abd al-Salâm ibn Mashîsh, c’était un essai de restauration anthropologique de l’homme et de son sanctuaire au sommet de Jabal La’lâm. Depuis 1983, j’ai fait régulièrement de longs séjours sur le lieu pour mes travaux de terrain. Là, je me rendais bien compte que rien de ce que j’observais n’était né ex nihilo, mais qu’au contraire, il semblait être la continuité de quelque chose qui venait du fond des siècles. Après ma soutenance, une fois au Maroc, je me suis attelée à une recherche dans les sources historiques, surtout manuscrites, et là j’ai pu rencontrer ce dont j’avais eu l’intuition, tout un culte à la mémoire et à la gloire d’Ibn Mashîsh ! Saints hommes, rois, princes, savants, et le commun des mortels avaient un témoignage sur leur visite au haut lieu, ou une relation toute spirituelle avec Moulay ‘Abd al-Salâm, car "les saints sont vivants auprès de leur Seigneur" n’est-ce pas ?
Portée par cette profonde affection pour les saints de mon pays, j’ai traduit un livre d’une valeur exceptionnelle dans l’histoire du Soufisme en général, marocain en particulier. Il s’agit de "Kitâb al-Dhahab al-Ibrîz min Kalâm Sayyidî ‘Abd al-‘Azîz", sous le titre "Paroles d’or", il a paru en 2001 en France aux éditions Le Relié, et il est ponctuellement réédité. Ce livre est la "bible" de l’initiation soufie, et il est sans doute aussi connu à l’extérieur qu’à l’intérieur du Maroc. C’est vraiment une oeuvre troublante et transformante, ce qui explique son titre d’ailleurs "al-ibrîz" qui désigne l’or pur, clin d’oeil à l’oeuvre de transmutation alchimique.
Dans mon cas, c’est un peu un euphémisme de parler d’intérêt pour les saints de mon pays, il s’agit plutôt d’une passion, d’une vocation, d’une consécration totale, sans doute d’une destinée ! C’est comme si j’étais portée à faire les choses, et ce faisant je rencontre une certaine "compression", ce qui arrive à ces Hommes et Femmes quand ils font de longues distances en très peu de temps, ce qu’on appelle en arabe "tayy al-masâfât" !

Comment a été reçue cette publication au Maroc ?

Elle a reçu un excellent accueil auprès des connaisseurs de la question, et des lecteurs passionnés par le sujet. Mais le plus bel hommage est celui dont m’a gratifié Sa Majesté Mohammed VI à qui j’ai eu l’honneur d’offrir l’ouvrage dès sa sortie, présenté dans un écrin transparent, comme le sont les âmes même des hommes et femmes auquel il est consacré. N’est-ce pas une merveilleuse reconnaissance que d’entendre son Roi s’écrier avec enthousiasme « quel beau livre ! » Une autre personne dont le témoignage est très important à mes yeux, car elle est fort réceptive à cet héritage, a parlé de « chef d’œuvre » ; et un spécialiste du soufisme, a joliment qualifié l’ouvrage de « prière incarnée », sans parler de centaines de réactions de la part de lecteurs anonymes ! Le livre continue son chemin, il est en cours de traduction en arabe, et en anglais.

Dr Zouanat:
Le soufisme est devenu quasiment une mode, d’où énormément de réactions contradictoires, qu’en dites-vous ?

Vous ne croyez pas si bien dire quand vous affirmez que "le soufisme est devenu quasiment une mode" ! Cela est sans doute bien, in fine. Il en restera toujours quelque chose de positif. Il est vrai qu’en tant qu’anthropologue du soufisme, je suis parfois horrifiée d’entendre certaines énormités. À ce propos, je tiens à affirmer qu’une grande rencontre devrait avoir lieu uniquement pour la correction des concepts « tashîh al-mafâhîm ». Il est désolant de voir nos compatriotes si peu informés sur ce qui fonde leur propre identité ! Et la presse, prompte à faire des plats avec tout ce qui se présente sous sa main, aggrave les choses, de sorte que le soufisme qui a eu durant des siècles des détracteurs savants, a aujourd’hui des opposants qui frisent l’ignorance, quand ils ne souffrent pas tout simplement d’ignorance composite (jahlun murakkab).

Dr Zouanat:
Dans un monde en perte de repères, que peut apporter le soufisme aujourd’hui à notre société et au monde ?

Le soufisme a beaucoup, voire tout, à apporter à notre société aujourd’hui. Ses valeurs sont porteuses de remèdes pour tous les maux de notre temps. Allons à la rencontre du système éthique fondé par les gens du tasawwuf et voyons-les à l’œuvre. Ils sont ceux qui partagent, qui marchent sur la terre avec douceur, conformément à l’incitation coranique, ils sont les non-violents, les secoureurs, les jeûneurs, les solidaires… ils sont justement orientés vers la Source de tous les dons, en quête permanente de l’Origine. Si chacun de nous pouvait essayer de leur ressembler, s’inspirer de leurs vertus purificatrices et salvatrices, sans doute notre société irait beaucoup mieux. Quant au monde, laissez-moi vous dire que pendant que nous tergiversons sur cet héritage si précieux qui est le nôtre, les gens mieux disposés de par le monde le cherchent ardemment, car ils y ont reconnu ces perles lumineuses sous la rêche écorce.

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