De l’affaire de la « rumeur » à celle du « Monde », jusqu’où va la sûreté de l’Etat ? (Le Monde)

Un chef de l’Etat peut-il utiliser les services de renseignement pour enquêter sur une affaire certes « sensible », mais qui touche les intérêts de son parti plus que ceux de son pays ? C’est la question que pose la plainte déposée par Le Monde contre X… pour « violation du secret des sources ». Certes, user du renseignement national à des fins politiques est tout sauf une nouveauté (voir encadré). Mais le faire sans se cacher, ou presque, l’est sans doute.

Dans cette affaire, si de nombreux éléments restent obscurs, une chose est sûre : les services de l’Etat ont bien enquêté sur les sources du Monde dans l’affaire Bettencourt, comme ils l’ont confirmé samedi 11 et lundi 13 septembre

LA DCRI, "FBI À LA FRANÇAISE"

Nicolas Sarkozy a pratiqué une forme de "rupture" dans le fait d’assumer l’usage des "services" pour des motifs plus politiques qu’étatiques. Lorsqu’il met fin à son "exil" à la tête de l’UMP pour revenir au ministère de l’intérieur, en 2005, le futur chef de l’Etat n’hésite ainsi pas à expliquer qu’il reprend ce poste aussi pour avoir les moyens de surveiller ses "ennemis" – en l’occurrence Dominique de Villepin. Place Beauvau, puis à l’Elysée, Nicolas Sarkozy place des proches, voire des intimes, à la tête des services de police. Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, est un ami d’enfance. Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), le suit depuis 2002 à l’intérieur.

La création de la DCRI, qui fusionne les Renseignements généraux (RG) et la Direction de la surveillance du territoire (DST), est également une idée de Nicolas Sarkozy. Né en 2008, ce nouveau service constitue, à en croire le communiqué du ministère, "un ‘FBI à la française’ en matière de renseignement", avec quatre missions : "lutte contre l’espionnage et les ingérences étrangères" mais aussi "contre le terrorisme", "protection du patrimoine et de la sécurité économique", et "surveillance des mouvements subversifs violents et des phénomènes de société précurseurs de menaces".

LE PRÉCÉDENT DE "LA RUMEUR"

Les RG pratiquaient des enquêtes d’ordre politique. Le "FBI à la française" va aller plus loin. En avril 2010, les renseignements français vont enquêter, au nom "de la sûreté de l’Etat", sur les rumeurs qui fleurissent à propos du couple présidentiel. Carla Bruni-Sarkozy a beau expliquer, sur la radio Europe 1 : "Il n’y a aucune enquête de police, c’est inimaginable, de dire une chose pareille", Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, dit le contraire dans un entretien à Mediapart. Ses services ont été saisis par leur "autorité de tutelle, le directeur général de la police nationale Frédéric Péchenard, début mars" afin "d’effectuer une remontée informatique au plus près du point de départ dans le temps et, si possible, de la source" des rumeurs. Même chose dans le cas du Monde : l’Elysée commence par démentir, mais DCRI et DGPN confirment une enquête.

A l’époque, ministres et conseillers de l’Elysée justifient l’usage des services de renseignement en évoquant des "tentatives de déstabilisation" de la France, ourdies, selon eux, par les milieux financiers anglo-saxons, alors que Paris se prépare à prendre la présidence du G8. Des explications quelque peu alambiquées, qui sauvent les apparences. Mais l’usage des moyens du renseignement français pour connaître les sources des journalistes du Monde franchit un nouveau palier.

SARKOZY : "UN JOURNALISTE DIGNE DE CE NOM NE DONNE PAS SES SOURCES"

L’affaire Woerth-Bettencourt ne peut pas, en effet, être considérée comme une menace pour la sûreté de l’Etat ni une ingérence d’un Etat étranger. Pourtant – et M. Squarcini l’a assumé dans un entretien au Nouvel Observateur –, le directeur de la DCRI a bien ordonné un "éclairage DCRI" sur les fuites provenant du ministère de la justice, confirmé lundi 13 septembre par la Direction générale de la police nationale. Plus tôt dans la journée, l’Elysée avait nié avoir donné "la moindre instruction à quelque service que ce soit". Motif invoqué par le patron de la DCRI : "Quand on balance des PV [procès-verbaux d’audition], on peut aussi balancer des secrets d’Etat." Le même évoque également la nécessité d’enquêter sur "de possibles règlements de comptes" entre ministres. Autant d’enquêtes que ne justifient ni la mission de la DCRI, ni la loi.

Celle du 4 janvier 2010, votée à l’initiative du chef de l’Etat pour enfin clarifier les rapports entre presse et pouvoirs, est claire : "Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie." Ce n’est, dans cette affaire, pas le cas, sauf à considérer que le fait qu’un ministre soit déstabilisé par des révélations de presse constitue "un impératif prépondérant d’intérêt public".

Le 21 juillet, à l’issue d’une audition, Claire Thibout, la comptable des Bettencourt, revient en partie sur ses déclarations à Mediapart, qui mettaient en cause Nicolas Sarkozy. Presque dans l’heure qui suit, Le Figaro publie sur son site Web un extrait – tronqué – du PV d’audition. A en croire la société des rédacteurs du journal, qui publie un communiqué outragé, ce document a été obtenu par la direction du quotidien, qui n’en a pas informé les journalistes chargés de suivre l’affaire. Techniquement, la publication d’un tel document constitue un "recel de violation du secret de l’enquête". Pourtant, aucune plainte ne sera déposée par le parquet de Nanterre.

Le 8 janvier 2008, à l’Elysée, Nicolas Sarkozy expliquait : "Un journaliste digne de ce nom ne donne pas ses sources. Chacun doit le comprendre, chacun doit l’accepter." L’affaire Bettencourt-Woerth l’a, semble-t-il, fait changer d’avis.

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