Dans la tête de… Abdelaziz Bouteflika, le président algérien

Dans la tête de… Abdelaziz Bouteflika, le président algérien
C’est vrai, je viens de reporter un nouveau combat contre la mort grâce aussi, cela me fait sourire, à la mobilisation de la médecine militaire française. Mais au-delà de la mort physique, que j’accepte évidemment sans vouloir la devancer, je pense avec mélancolie à la fin d’une époque que je suis à présent le dernier à incarner : celle de la Libération et des débuts de l’Algérie indépendante. Certains d’entre nous ont toujours été nostalgiques de la France. C’est à leur corps défendant, et après bien des atermoiements qu’ils s’étaient résolus à mener cette guerre épuisante et sanglante parce qu’ils avaient désespéré d’une solution politique en Algérie. Moi, non. Et pour des raisons qui ne tenaient pas à mon seul radicalisme de jeune homme.

Originaire de Tlemcen, j’ai passé avec mon frère toute ma jeunesse à Oujda, au Maroc, ville frontière qui est comme la jumelle de Tlemcen. J’ai vibré, à peine adolescent, aux combats victorieux des Marocains qui avaient abouti, dès 1954, à leur quasi-indépendance. J’avais voulu d’ailleurs devenir Marocain et j’avais même sollicité, un peu plus tard, un petit poste de fonctionnaire. Tout me fut refusé par une administration chérifienne à laquelle je n’ai, depuis lors, jamais vraiment pardonné. Mais sur un point, je dois encore tout à ma conscience marocaine : dès l’insurrection des Aurès, je ne doutais pas un seul instant que nous allions chasser la France et rejoindre bientôt la Tunisie et le Maroc dans la même indépendance.

Ce radicalisme intransigeant fit de moi le disciple et le compagnon de Bou-médienne à l’armée des frontières établies au Maroc, et je l’accompagnais ainsi dans sa longue prise du pouvoir, laquelle n’était autre que l’inexorable ascension de l’appareil unitaire de l’ALN contre l’appareil civil du FLN. Après le coup d’Etat de 1965 contre Ben Bella, dont les improvisions et les foucades avaient fini par lasser la patience des militaires, je fus récompensé en devenant à 30 ans le ministre des Affaires étrangères d’un pays qui resplendissait encore de mille feux au cœur du Tiers-Monde. Puis, grâce au choc pétrolier de 1973, nous eûmes très longtemps les moyens de notre politique volontariste. Certes, les « pieds rouges » communistes et trotskistes français, trop compromis avec le régime Ben Bella ou avec l’opposition de principe de Boudiaf, avaient dû faire leur valise, tout de suite après les « pieds noirs ». Mais il nous restait le « Tiers-Monde révolutionnaire », dont Alger et la Résidence des Pins étaient devenues le centre névralgique. Je l’avoue, malgré toutes mes illusions d’alors, je garde encore de ce moment privilégié un souvenir nostalgique et ému.

Je porterais aussi au crédit de cette période l’estocade que nous avons infligée au Maroc, après la Marche verte de Hassan II, en 1974. Il nous fallait prévaloir régionalement et dans toute l’Afrique. Certains, dont Boudiaf et Ferhat Abbas, en leur temps, nous ont reproché cette politique qui, selon eux, aurait divisé inutilement le Maghreb. Plus tard encore, le chef véritable de l’armée pendant la guerre civile, le général Khaled Nezzar, lequel avait été très proche de Boudiaf dans les années 1960, ira même jusqu’à regretter que nous ayons voulu, depuis Alger, « donner naissance à un quatrième Etat au Maghreb ». Je n’ai jamais supporté ce révisionnisme et dès mon arrivée à la présidence, j’y ai mis le holà. Jamais je n’accepterai la moindre réconciliation avec le palais royal marocain. Et je sais que lorsque je quitterai cette terre, certains militaires opportunistes reviendront proposer au Maroc un accord amiable. Ce serait une grave erreur.

Grave erreur aussi, la crispation du camp laïc et militaire face à l’insurrection islamiste des années 1990. A la mort de Boumédienne, je fus brutalement écarté de la succession par des chefs militaires qui savaient que je serais devenu leur véritable patron. J’aurais coopté les tendances islamisantes de la droite et les nostalgiques de la gauche, mais en leur imposant une approche plus pragmatique. Battu, je décidai de refaire ma vie et je dus à la générosité du cheikh ZayedNahyane, aux Emirats, une hospitalité décennale qui me permit au passage d’évoluer beaucoup dans mes conceptions, tant dans mon approche des Etats-Unis que dans celle de l’économie de marché.

« Paix des braves ». C’est la raison pour laquelle je jugeai beaucoup trop dangereuse une accession révolutionnaire des islamistes au pouvoir, et me rapprochai ainsi de ces militaires qui avaient autrefois conspiré à ma marginalisation. En même temps, je fus tout de suite bien clair avec Zeroual comme avec Nezzar, et surtout avec Tewfik, le patron des services, sur le fait que je n’accepterais de prendre la présidence de la République que sur un programme d’apaisement de la guerre civile. A un moment donné, nos positions respectives devinrent convergentes et je topai dans les mains de l’armée qui, depuis lors, m’a assuré sans problème deux mandats successifs.

Si j’ai parfaitement réussi mon opération « Paix des braves » sur le corps d’une Algérie exsangue, le paradoxe aura voulu que je doive me battre pied à pied contre une réalité à laquelle je ne suis pas étranger : la primauté de l’instance militaire dans l’Etat algérien à sa naissance, en 1962. Moi qui, au temps de Boumédienne, ne jurais que par le prestige de l’ALN et l’efficacité de la Sécurité militaire de Boussouf, voici que, président, je n’ai cessé de me heurter à la clique des généraux et à la puissance cachée de Tewfik. Mais tout cela risque bien aujourd’hui de se dissoudre comme neige au soleil. C’est le général Tewfik qui réglera ma succession, et c’est une nouvelle génération, passée par l’épreuve de la guerre civile anti-islamiste, qui s’affirmera, sans doute d’autant plus que les Frères musulmans égyptiens viennent d’enregistrer un échec historique.

Et ce qui, très franchement, m’inquiète plus encore, c’est l’inéluctable conjonction de mes deux ennemis historiques, la France et le Maroc. J’ai bien compris que la relative stabilité marocaine et la culture moderniste de la communauté algérienne en France allaient peser de tout leur poids dès que j’aurai fermé les yeux. Ce jour-là, l’héritage que j’ai préservé vaille que vaille de la guerre de libération des années 1960 et de nos grands succès diplomatiques des années 1970 sera dispersé. Ce sentiment me poigne, mais je sais que l’Histoire peut encore nous réserver bien des surprises.

Alexandre Adler

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