DSK: «L’instant où ma vie a basculé»

DSK: «L’instant où ma vie a basculé»
«Pour moi, écrit Dominique Strauss-Kahn, il y a chaque année un 29 février. Car le 29 février, c’est la date du tremblement de terre d’Agadir, le jour où 30.000 vies se sont brisées, l’instant où ma vie a basculé. J’allais avoir onze ans. (…) J’ai vécu à Agadir mes dix premières années. Une vie de rêve, dans l’insouciance de l’enfance et dans l’inconscience du durcissement des tensions sociales. (…) Et puis tout cela a pris fin. Brutalement. Dans la nuit du 29 février 1960. C’est bizarre un tremblement de terre. (…) Le bruit. L’effroi. Le chaos.»

Ces mots sont issus du Journal contre le renoncement écrit par Dominique Strauss-Kahn et paru chez Grasset en 2006. D’après les journalistes Martinat et Kara, à qui Strauss-Kahn s’est confié en 2010 (DSK-Sarkozy, le duel, chez Max Milo, un livre dont j’ai été l’éditeur), l’enfant a, pendant plusieurs mois, connu des troubles du sommeil et des cauchemars à répétition. On apprend en outre dans Les secrets d’un présidentiable, sorti anonymement chez Plon la même année, que «le bel immeuble de sept étages» où vivait la famille de DSK se serait «aplati comme une crêpe, sans laisser la moindre chance à ses habitants». Ce soir-là, les Strauss-Kahn étaient invités à dîner loin du centre de la ville et de l’épicentre du séisme. La survie de DSK au-delà de sa onzième année tient donc du hasard, de la chance, du destin: la terre aurait dû l’engloutir. Cet événement est une clé pour la compréhension du personnage.

J’ai été, sauf erreur, le premier, le 16 mai 2011, dans le journal Libération, à développer dans la presse ladite thèse de l’acte manqué, ensuite reprise par d’autres. J’ai écrit que DSK devenait un personnage inconsciemment «héroïque» si sa mésaventure servait à nous éviter un président «calligullien».

J’ai reçu beaucoup de messages de remerciements, issus de femmes autant que d’hommes. Quelques lectures superficielles et moralistes m’ont pourtant reproché cette tribune, comme s’il était imaginable que je justifie la violence. Je vois même aujourd’hui certains journalistes ou commentateurs américains reprendre mes propos de manière biaisée et irrationnelle.

Les victimes, en toute logique, suscitent l’empathie –mais une lecture moraliste de l’histoire mène rarement à une compréhension profonde. Aussi ne quitterai-je pas le domaine de la connaissance, pour ne pas tomber dans les miasmes complotistes, caricaturalement féministes ou faussement démagogiques. Le point de vue de la «victime», à respecter, est l’affaire de la justice: espérons que celle-ci fasse son œuvre justement, et que l’on n’assiste pas, par exemple, à un remake du procès de O.J. Simpson, c’est-à-dire à un show médiatique qui resterait suspect de favoriser les riches et les célèbres.

DSK, cet être à tendance «bissextile», comme il se qualifie lui-même (on jugera déplacé d’y voir un condensé des trois mots: bipolaire, sexuel et infantile), sera-t-il à la hauteur de son acte manqué? Rien n’est moins sûr. Son hybris, c’est-à-dire sa démesure, son dépassement orgueilleux des frontières du désir, selon la terminologie de la mythologie grecque, est aujourd’hui sanctionnée. Cet homme est depuis une semaine en pleine Némésis, c’est-à-dire qu’il vit le châtiment de son outrance, la destruction de son destin. Dans les tragédies grecques, nombre de héros vivent dans une perpétuelle tension entre hybris et diké, démesure et sens du juste. L’impunité que notre société réserve encore trop aux puissants, notamment sur les questions d’abus de pouvoir, provoque parfois des soubresauts spectaculaires lorsqu’ils sont connus, tandis que beaucoup restent dans l’ombre, souterrains.

Jusqu’ici, l’affaire DSK pouvait donc apparaître comme une tragédie. L’étymologie du mot évoque d’ailleurs le «sacrifice du bouc» lors des fêtes consacrées à Dionysos. Celui-ci était le dieu de l’ivresse, du chaos vital, des profondeurs tremblantes de la terre, du désir. On sait que selon Nietzsche, notre société est constamment secouée entre des tendances dionysiaques et des tendances apolliniennes, c’est-à-dire entre le chaos pulsionnel et l’ordre structurant.

Dominique Strauss-Kahn, lors du tremblement de terre de son enfance, s’est trouvé au plus près témoin de la puissance chaotique qui est l’un des versants de la vie sur Terre, une vie dont on sait qu’elle est souvent par-delà la morale, cruelle d’un certain point de vue. Nombre des personnes que le futur patron du FMI côtoyait, enfant, à Agadir, sont mortes –on compte au moins 12.000 victimes et autant de blessés. Il en a sans doute gardé une trace profonde –une faille qui ne l’excuse pas mais l’élucide une partie de la psyché de DSK a-t-elle été symboliquement engloutie dans les profondeurs de la terre, en 1960? «Le bruit. L’effroi. Le chaos.» Une autre partie s’est en tous cas accrochée au principe ordinateur, à la structuration, aux limites sans lesquelles il ne peut y avoir de société.

C’est dans la mesure où il a toujours lutté contre le chaos destructeur, la voracité souterraine en lui qu’il est devenu un cerveau extrêmement efficace. Ses biographes révèlent ainsi sa compulsion du jeu: depuis des années, DSK passait, semble-t-il, chaque minute creuse accroché à des jeux sur son téléphone portable, dont les échecs. On l’aurait même vu sortir un petit échiquier sur un télésiège. D’un point de vue dramaturgique, ce serait-là le signe de quelqu’un qui a horriblement peur du vide, et qui sans cesse chercherait à sortir la tête du chaos. Au-dessus de l’abîme, plus ils s’élèvent, il y a pour certains comme un vertige qui les attire vers la chute, vers le centre de la Terre. Ils en perdent par instants la raison, s’ils ne sont pas assez forts pour se maîtriser. Yo-yo de la volonté de puissance. Docteur Strauss et Mister Kahn.

En matière d’hybris, nous devons nous fier à la sagesse des Grecs anciens, qui y voyaient la pire des fautes. Ils ne croyaient pas au péché, mais à l’outrage social et divin, que devait juguler l’exercice de la mesure, l’actualisation consciente et sereine de l’équilibre entre Dionysos et Apollon, entre désir et ordre, un équilibre sans lequel il ne peut y avoir de société fertile. Si l’on suit la logique antique, DSK, pour rétablir cet équilibre, devrait peut-être à présent s’immoler comme le bouc ou sacrifier son statut social d’une manière forte. (Notons en passant qu’il a outragé les Grecs en mars, en déclarant qu’ils «truandaient un maximum» quant à leurs impôts. Si nous étions encore polythéistes, ne pourrions-nous pas voir dans sa Némésis actuelle un châtiment divin de Zeus, une punition émanant de ce qui dans l’esprit de la Grèce, ce berceau de l’Europe, serait encore antique?) Nous espérerions que DSK ne fasse pas désormais l’erreur de trouver refuge dans la ruse des avocats, le déni et le pouvoir nettoyant de l’argent, mais il est probable que la tragédie tourne à la farce. Docteur Strauss risque de ne pas être à la hauteur de Mister Kahn. Alors souhaitons ceci: que cet événement nous rende un peu plus antiques. Qu’il réveille en nous la passion de la connaissance plutôt que la fascination de la turpitude. Qu’il ravive le souvenir de l’héroïsme plutôt que la médiocrité. Qu’il nous pousse à mieux comprendre en nous le combat du désir et de la modération. Qu’il permette d’inventer des limites moins hypocrites à l’impunité des dominants. Qu’il n’alimente pas les passions tristes de celles et ceux qui voudraient profiter des excès condamnables de certains pour rendre le désir systématiquement suspect – s’il est coupable, DSK a fait, par sa démesure, autant outrage aux femmes qu’aux hommes.

Restons à l’écoute de la Terre: de temps en temps, elle tremble et semble vouloir nous ensevelir, mais le plus souvent, elle est sereine et plutôt bienveillante.

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