Cher ami, tu seras un démocrate… (Fouad Laroui)

Tu as fait la révolution. Tu as défilé, scandé des slogans, crié «dégage !» brandi des pancartes. Tu as fraternisé avec des «frères» improbables – certains te vouent de bon cœur aux feux de l’enfer et seront heureux de t’envoyer ad patres s’ils arrivent au pouvoir. Tu as sacrifié ton année scolaire ou universitaire, cassé ta voix, pris quelques horions quand la police finissait par sévir. Grâce à toi, le pays a bougé. Très vite. Une nouvelle Constitution a été adoptée, des élections sont prévues en automne. Bravo. Tu as gagné, même si tu refuses de l’admettre. Amère victoire, dis-tu. Elles le sont toutes. La lutte continue, dis-tu. Bien sûr : la révolution est une bicyclette, disait l’autre, si elle s’arrête, elle tombe. (Mais oui, tu as aussi brandi dans les cortèges une photo du Che. Un barbudo d’un autre temps.) On s’est fait avoir, dis-tu. Par qui ? 98% des votants ? Le peuple ? Allez, ne boude pas ton plaisir. Tu as gagné. Et maintenant ?

J’ai assisté un jour, à Paris, à une manifestation contre le mauvais temps. Le slogan qui fut repris avec le plus d’entrain était : «Météo, démission !» Les organisateurs posaient les vraies questions. «Que fait le gouvernement ?» Ou encore : «Y aura-t-il de la neige à Noël ?» Curieusement, la manif ne déboucha sur rien. Le lendemain, il y avait autant d’embouteillages que la veille sur le boulevard Saint-Michel. Bien sûr, tout cela était un canular bon enfant organisé par des jeunes gens qui se réclamaient à la fois des surréalistes, du mouvement Panique et du situationnisme. Des gosses de riches. Mais tout de même…

Je pense parfois à cette scène ancienne quand je vois aujourd’hui des gens manifester contre la corruption, au Maroc ou ailleurs. Autant protester contre la nature humaine, la main invisible ou les voies impénétrables de la Providence. Le fin mot de l’affaire a été donné par ce bijoutier de Rabat qui déclara dans la presse (dans Tel Quel, je crois) : «C’est scandaleux, à chaque fois que je rentre au pays, après avoir acheté mon or en Asie, le douanier exige un pot-de-vin de 2 000 euros.» Un temps. «Sinon, il menace de me faire payer la taxe d’importation, qui se monte au double.» Pigé ? On parie que ce brave homme défile, lui aussi, pour protester contre la corruption ? Se doute-t-il qu’il défile contre lui-même ?

A El Jadida, notre voisin, membre d’une secte islamiste, a défilé à plusieurs reprises, le poing levé, en exigeant «la démocratie et les droits de l’homme». Bravo. On est prêts à marcher. Mais c’est le même homme qui séquestre sa femme depuis le jour funeste où il l’a épousée, le même tyran domestique qui terrorise sa maisonnée, le même salaud qui «emploie» une petite bonne de 10 ans, mal nourrie, mal logée, bien battue – il ferait beau voir qu’il lui verse, en plus, un salaire. C’est ce même démocrate qui a poussé les hauts cris quand des inconscients ont voulu inscrire la liberté de conscience dans la nouvelle Constitution. Démocrate, oui mais pas au point de me permette de penser ce que je veux. Il y a des limites.

Posons des questions idiotes : peut-on réclamer l’égalité entre les citoyens et tenter sans cesse de resquiller ? Peut-on utiliser le mot «équité» quand on refuse de faire la queue devant les guichets, quand on recherche pour soi-même passe-droits et privilèges ? Peut-on dénoncer le gaspillage des fonds publics et exiger d’être embauché par l’Etat, même quand l’Etat n’a pas les moyens d’embaucher ? Peut-on exiger la liberté d’expression et la refuser à ceux qui critiquent l’orthodoxie religieuse ? Peut-on parler de citoyenneté et prendre en otage l’industrie du pays, pourvoyeuse de devises, en bloquant les trains et en attaquant les usines ? Peut-on revendiquer le respect de sa «dignité» et prêter l’oreille à des muftis qui autorisent le mariage des fillettes, dès l’âge de neuf ans ?

Bref, il est temps de servir quelques adages qui ont beaucoup servi mais qui n’en contiennent pas moins une bonne dose de vérité : par exemple, «charité bien ordonnée commence par soi-même». Sois démocrate avant de réclamer la démocratie. «Les peuples ont les régimes qu’ils méritent.» Eduque-toi, lis, apprends. Ou encore, la vieille scie de Kennedy : «Ne demande pas ce que ton pays doit faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays.»

Mais les institutions, la Constitution ? Oui, bien sûr, c’est important. Mais au fond, c’est la pratique qui compte. Je vis depuis plus de vingt ans dans un pays d’Europe où le roi est tout sauf une potiche. Article 42 de la Constitution des Pays-Bas : «1) Le gouvernement se compose du roi et des ministres. 2) Le roi est inviolable, les ministres sont responsables.» Etonnant, non ? Pris à la lettre, cela veut dire que le roi règne et gouverne, et qu’il ne peut être tenu responsable de rien… Le rêve, pour un despote. Mais au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Les Pays-Bas sont une démocratie exemplaire. En dépit de cet étrange article 42. Grâce à la maturité de la classe politique et du peuple.

Je te sens déçu. Tu as l’impression qu’on t’a volé ta révolution. Une réforme constitutionnelle, de surcroît adoptée par 98% des votants, c’est un grand soir qui finit en eau de boudin. Tout ça pour ça ? Est-ce que nous tenons notre rang dans le printemps arabe ?

Question oiseuse, permets-moi de te le dire. Le printemps arabe, ça n’existe pas, c’est juste un tic de langage. La situation en Libye, avec cet Ubu tragique qui faisait poser des bombes dans les avions, n’a rien à voir avec celle qui prévaut au Maroc. Bahreïn et son mélange explosif sunnites-chiites ne peut pas être comparé à ton pays. Le Yémen tribal a cent ans de retard sur tout le monde. Les Saoudiennes en sont à demander timidement qu’on leur permette de polluer la planète au volant d’un 4×4, comme leurs hommes. La Syrie… Il suffit de voir les images à la télé. Tu reconnais quelque chose de ton pays dans ce qui se passe à Homs ou à Homa ? Il y a des révoltes arabes, chacune marquée par les conditions locales. Alors connais-toi toi-même. (Oui, encore une vieille lune… qui brille encore.)

On t’a volé ta victoire ? Et alors ? «Si tu peux rencontrer le triomphe après la défaite/ Et recevoir ces deux menteurs d’un même front… [Kipling,ndlr]». Tu seras un démocrate, mon ami.

Auteur de : «Drame linguistique marocain», éd. Zellige ; prévu à la rentrée : «la Vieille Dame du riad», éd. Julliard.

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