Algérie – « Fragments de rêves » : ce documentaire dont la censure a empêché la projection

« Fragments de rêves » devait clôturer les 16es Rencontres cinématographiques de Béjaïa le 6 septembre dernier. La commission de visionnage du ministère algérien de la Culture ne lui a pas délivré de visa.
Par Adlène Meddi

C’est une forte déception qu’ont ressentie les organisateurs des Rencontres cinématographiques de Béjaïa quand ils se sont rendus à l’évidence que, faute de visa, ils n’allaient pas pouvoir projeter le documentaire Fragments de rêves de l’Algérienne Bahia Bencheikh El-Fegoun. Pour marquer le coup, ils ont décidé de suspendre le festival organisé autour de ces Rencontres jusqu’à ce que les « conditions de libre exercice soient assurées ». Pour rappel, dans ce documentaire, la réalisatrice donne la parole à des acteurs des mouvements sociaux, dont certains ont été contraints à l’exil.

La réalisatrice déçue

C’est donc très émue que Bahia Bencheikh El-Fegoun a fait une brève déclaration face au public le soir de la projection avortée : « J’attendais vraiment ce moment. Le film est fini depuis octobre 2017. C’est important aussi que ça se sache, qu’il circule dans le monde. Le film a été projeté à Beyrouth, à Valence, à Séville, au Cameroun, au Burundi où il a eu le Grand Prix du meilleur documentaire, en Sardaigne où il a eu le Grand Prix du festival, dans un festival du cinéma palestinien qui, pour moi, avait beaucoup de sens. C’est la première fois que le Grand Prix est décerné à un réalisateur non palestinien. Il passe prochainement à Marseille. J’aurais pu être là en Russie, mais j’ai fait le choix d’être ici et le porter parmi les miens. Ça me fait mal de ne pas pouvoir partager mon film parmi les miens. » La directrice artistique des RCB, Laila Aoudj, a déclaré aux médias que les organisateurs avaient saisi par écrit le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, la veille de l’ouverture du festival, pour avoir des explications sur l’interdiction de projection frappant Fragments de rêves. En vain. Entre-temps, la polémique a enflé sur les réseaux sociaux.

Polémique sur les réseaux sociaux mais aussi sur le financement…

Le site internet Dernières informations d’Algérie (DIA), qui appartient à l’un des membres du comité de lecture du ministère de la Culture, Salim Aggar, a publié le 8 septembre un article assumant ce que les organisateurs du RCB dénoncent comme une censure. « Les membres de la commission composée de personnalités indépendantes du mouvement cinéma, Mourad Chouihi [directeur du CNCA], Lamine Merbah [réalisateur], Lyes Semiane [ex-directeur de la cinémathèque], Salim Aggar [réalisateur et critique de cinéma], Nabil Hadji [journaliste] et Najet Taibouni [responsable cinéma à l’ONCI], ont voté à l’unanimité contre la diffusion de ce film qui incite à l’opposition politique née du mouvement des révolutions arabes de 2011 en Tunisie et en Égypte. » Le même article va plus loin en s’attaquant aux RCB décrit comme un « mini festival totalement financé par l’Institut français d’Algérie [IFA] à travers son service de soutien audiovisuel ». Le lendemain, Project’heurts, organisatrice du festival, dément l’information : les services culturels de l’ambassade de France financent un sixième du budget, alors que ce sont les fonds publics qui couvrent 80 % des dépenses. L’ambassade de France à Alger a aussi réagi par communiqué : « Le service de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade de France ne contribue que très partiellement au financement de cette manifestation puisque sa contribution représente un sixième du budget total. Ce financement se réalise exclusivement en dinars algériens et ne comprend pas de billets d’avion, contrairement à ce qui a été avancé par DIA. »

… et sur le contenu du film

De son côté, le président de la Commission officielle de visionnage, Mourad Chouihi, a déclaré que l’interdiction de projection de Fragments de rêves était dictée par la loi, citant l’article 6 du décret « fixant la composition, les missions et le fonctionnement de la Commission de visionnage des films ». Cet article cible les « les films cinématographiques qui portent atteinte aux religions, à la guerre de libération nationale, ses symboles et son histoire, qui glorifient le colonialisme, qui incitent à la haine, à la violence et au racisme et qui portent atteinte à l’ordre public ou à l’unité nationale et aux bonnes mœurs ». Selon la même commission, ce documentaire « fait la promotion de certains activistes sur Internet, condamnés par la justice ». Le ministre de la Culture a tenu aussi à justifier la décision de la commission de visionnage : « On a pris beaucoup de matière de YouTube pour évoquer les contestations en Algérie et dans d’autres pays. Le comité a estimé qu’il ne pouvait pas être projeté. »

Le constat d’une interdiction de plus

Pour rappel, un autre documentaire, Vote off, du réalisateur Fayçal Hammoum, avait été interdit de diffusion il y a deux ans aux RCB. Ce documentaire, qui portait un regard indépendant sur la présidentielle de 2014, n’a également pas obtenu d’autorisation. Cette énième interdiction intervient quelques jours seulement après l’interdiction, par les autorités, de la projection du biopic Ben M’hidi, du nom d’un des héros de la guerre d’indépendance algérienne. « Avec cette énième censure, l’Algérie officielle, qui préfère chanter Tout va bien madame la marquise, prouve sa fragilité en voulant à tout prix museler les voix qui s’élèvent pour revendiquer ses droits », écrit le quotidien algérois L’Expression. « Frantz Fanon, qu’on idolâtre en Algérie, n’aspirait-il pas à l’égalité entre les peuples et de facto au recouvrement des droits des individus, et notamment sociaux, culturels, véritable indépendance contre toute forme de domination ? » Une bonne question.

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