Vies publiques, vies privées, liaisons dangereuses

L’« affaire Bettencourt » met en lumière la frontière parfois poreuse entre fonction publique et intérêts privés. Une exception française, selon plusieurs experts

Vies publiques, vies privées, liaisons dangereuses
Liaisons dangereuses ? Alors qu’Éric Woerth était chargé du budget au sein du gouvernement (entre 2007 et 2010), son épouse gérait pour le compte d’une société privée la fortune de l’une des premières contribuables de France, Liliane Bettencourt, soupçonnée de fraude fiscale. Un exemple type de « conflit d’intérêts », estiment un certain nombre de responsables politiques de gauche, mais aussi de droite.

Mardi 22 juin, l’ancien ministre de l’économie Alain Madelin, a ainsi jugé que les fonctions de l’épouse d’Éric Woerth, aujourd’hui ministre du travail, étaient incompatibles avec celles de son mari quand il était à Bercy. « À l’évidence, c’est une situation de conflit d’intérêts», juge-t-il, en évoquant une « certaine inconscience française par rapport à ces questions. »

Même sévérité chez le président du MoDem François Bayrou, qui déplore qu’on ne respecte pas « le mur de verre qui devrait séparer les affaires privées des affaires publiques ». « Il y a des prudences nécessaires lorsque vous occupez une grande fonction publique », juge ainsi le leader centriste.
Pas de règle. Seulement des choix individuels

Le couple Woerth n’est pas le seul à s’être retrouvé dans l’œil du cyclone ces dernières années, en France. Le transfert de Nathalie Kosciusko-Morizet du secrétariat d’État à l’écologie à celui dévolu à l’économie numérique, alors que son frère, fondateur du site Price Minister, dirige la principale organisation professionnelle du secteur, avait suscité un début de polémique.

Les couples politico-journalistiques défraient également régulièrement la chronique : en 1997, Anne Sinclair avait choisi de quitter son émission politique à la nomination de son mari Dominique Strauss-Kahn au sein du gouvernement Jospin. Plus récemment, Béatrice Schönberg, épouse du ministre Jean-Louis Borloo, a été priée de renoncer à la présentation du JT de France 2.

En la matière, pas de règle. Seulement des choix individuels. Ainsi Christine Ockrent a-t-elle pour sa part décidé d’assumer ses liens avec le ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner quand elle a été nommée patronne de l’audiovisuel extérieur de la France. Une situation contre laquelle s’étaient insurgés les journalistes des rédactions concernées (RFI et TV5 Monde), ces derniers expliquant que la journaliste ne pouvait pas diriger « un service public de l’audiovisuel placé sous la tutelle de son compagnon ».

« Dans la plupart des pays, ces cumuls sont interdits »

« Il s’agit de fait d’une situation inconcevable ! », souligne le sondologue Jérôme Sainte-Marie, qui voit dans la situation du couple Kouchner un « exemple révélateur de la mentalité française ». « Leur situation est connue, voire affichée, sans qu’aucune mesure ne soit prise pour y remédier, poursuit-il. À partir de là, tout devient possible… »

En France, plus qu’ailleurs, le système favorise le mélange entre chose publique et fonctions privées. Les responsables politiques cumulent aussi bien les mandats que les fonctions (publiques et privées), à l’image des parlementaires avocats, au service de l’intérêt général d’un côté, et d’intérêts particuliers, de l’autre.

Dans le milieu des affaires, il n’est pas rare non plus que certains hauts dirigeants siègent dans plusieurs conseils d’administration, y compris dans des entreprises ayant des intérêts contraires. « La France ne voit pas d’un œil défavorable le mélange des genres et la confusion des intérêts, indique le politologue Yves Mény, auteur de La corruption de la République (Fayard, 1992). En ce sens, elle est une exception. Dans la plupart des pays, ces cumuls sont interdits. »
« L’auto limitation a volé en éclat depuis trois ans »

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette confusion. Le processus de sélection et de reproduction des élites, issues du petit vivier des grandes écoles, en est une. « Dans une société endogame, le risque du mélange des genres est plus facile », poursuit Yves Mény. Même analyse pour Jérôme Sainte-Marie, selon lequel ces affaires sont révélatrices d’une « imbrication toujours plus grande entre une bourgeoisie d’État et la bourgeoisie du privé ».

« Ce phénomène de caste peut produire un certain aveuglement », ajoute-t-il. Pour le fondateur de l’institut Isama, l’élection de Nicolas Sarkozy, qui n’a jamais caché ses liens avec le monde des affaires, est à l’origine d’une « décontraction plus grande encore » sur ces questions de frontières poreuses entre public et privé. « L’auto limitation a volé en éclat depuis trois ans, poursuit Jérôme Sainte-Marie. D’un côté, on s’américanise mais de l’autre, on oublie les garde-fous que la tradition anglo-saxonne porte en elle. »
«La société française aurait besoin de plus de transparence»

Comment éviter que ce mélange des genres ne jette le soupçon sur la chose publique ? Pour la porte parole de l’association AntiCor (anti-corruption), Séverine Tessier, il faut prévenir les conflits d’intérêts, avant que ceux-ci ne soient avérés. Elle prône l’installation d’une commission de déontologie, chargée de statuer sur toute nomination à une fonction publique.

« Attention à ne pas céder à la chasse aux sorcières », prévient toutefois Yves Mény, qui met en garde contre la multiplication des règles, pas toujours efficaces : « Camus disait qu’a défaut de principes, il fallait des règles. Moi, je préférerais qu’il y ait des principes intériorisés par tous. Car ces choses-là tiennent avant tout de la morale et de l’éthique ».

Et de citer les bonnes pratiques ayant cours dans les pays anglo-saxons ou certaines démocraties du nord : « Un enseignant peut, par exemple, refuser de participer à un jury car il connaît un candidat ! La société française aurait besoin de plus de transparence. Car le simple fait d’être en situation de conflit d’intérêts, même quand celui-ci n’est pas avéré, fait soupçonner des combines et des arrangements. Les hommes politiques devraient le comprendre. »

La Croix

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