Trop d’antidépresseurs inadaptés en France

Inutile de revenir sur les conditions douteuses de mise sur le marché du plus connu d’entre eux, le Prozac. Inutile également d’insister sur ces études qui, publiées en 2008, montrent que les antidépresseurs ne sont guère supérieurs au placebo. Inutile surtout de rappeler l’"épidémie" de dépressions qui, entre 1980 et 1991, aurait soi-disant frappé 1 million de personnes en France. Toujours est-il qu’en 1995 et en 2006, peut-être intrigué par une telle "épidémie", le ministère de la santé a commandité des rapports sur la prescription-consommation de médicaments psychotropes en général, et d’antidépresseurs en particulier.

Rédigé par le psychiatre Edouard Zarifian, le premier rapport établit formellement une surconsommation d’antidépresseurs, évoquant à ce sujet "l’hypothèse (de) propriétés pharmacologiques méconnues (qui joueraient) un rôle dans la fidélisation des consommateurs". Quant à l’efficacité de ces médicaments pour la prévention du suicide, il note que "le taux de suicide augmente régulièrement (et que) la consommation d’antidépresseurs augmente également".

Etabli en 2006 par un pharmacologue, Bernard Bégaud, et une psychiatre, Hélène Verdoux, le second rapport conclut : "L’analyse des prescriptions (de psychotropes) montre qu’il n’en est pas fait un bon usage en France" ; et, concernant les antidépresseurs, il souligne que, le plus souvent, leur prescription n’est pas adaptée et qu’elle instaure une dépendance préjudiciable. Ce dernier rapport n’a pas suscité davantage de réactions que le premier. Pire, deux ans plus tard, une responsable de l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (Afssaps) déclare : "Il n’y a pas d’études sur l’utilisation (de ces antidépresseurs) en France ou sur un éventuel mésusage."

"SURMÉDICALISATION DU MAL-ÊTRE"

Durant l’été 2008 pourtant, une quinzaine de médecins lancent une campagne contre les antidépresseurs, estimant "urgent d’alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur les dangers de cette surmédicalisation du mal-être". Pour toute réponse, le ministère de la santé s’emploie, l’été suivant, à supprimer du code de la santé publique l’obligation faite aux établissements de soin de "tenir compte des aspects psychologiques" des patients accueillis…

Mais, au mois de juillet 2010, en Vendée, un fait divers dramatique relance une nouvelle fois le débat sur le seul traitement médicamenteux de la souffrance psychique. Après s’être autoprescrit de la sertraline, un antidépresseur vendu sous le nom de Deroxat, un médecin généraliste tue femme et enfants et se donne la mort.

A cette occasion, on découvre qu’en 2001, aux Etats-Unis, une cour de justice a condamné le laboratoire SmithKline Beecham, propriétaire du Deroxat, à verser 6,4 millions de dollars aux proches des victimes d’un homme qui, consommant cet antidépresseur, avait tué toute sa famille avant de se suicider. David Healy, professeur de psychiatrie et de neuropsychopharmacologie à l’université de Cardiff, rappelle les risques encourus par la consommation de cette classe d’antidépresseurs : "En prenant ces traitements, beaucoup de gens deviennent hostiles, agressifs, suicidaires, perdent leurs inhibitions."

Le 20 décembre, interrogé au sujet du Mediator, le professeur Bernard Debré déclarait : "Ignorer, pour un politique, c’est une faute. Un ministre doit être responsable de son administration, quelle qu’elle soit. Il doit donc être au courant. S’il n’est pas au courant, c’est qu’il y a une faille dans la transmission." Face aux prescriptions démesurées d’antidépresseurs et aux risques redoutables qu’elles impliquent, tout le monde semble frappé par la passion de l’ignorance : pouvoirs publics, prescripteurs, consommateurs. Peut-on espérer comme effet secondaire de l’affaire du Mediator qu’elle mette un terme à cet aveuglement collectif ?

Pascal-Henri Keller, professeur de psychopathologie à l’université de Poitiers. Auteur de "Lettre ouverte aux déprimés" (Pascal, 2008).
Article paru dans l’édition du Monde du 24.12.10

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