Sexe, santé et politique : il est temps de lever les tabous

Sexe, santé et politique : il est temps de lever les tabous
La vie privée des politiques doit-elle, hormis les cas évidents de crime ou de délit révélés par une plainte, être exclue du champ d’investigation journalistique ? Depuis l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, le 14 mai, les médias sont en pleine introspection : avons-nous, collectivement, fait notre travail d’information ? Un questionnement salutaire alors qu’il apparaît qu’un aspect central de la personnalité de l’ancien patron du FMI a été systématiquement passé sous silence : son rapport compulsif et agressif aux femmes qui rend plausible la tentative de viol qui aurait eu lieu dans la suite 2 806 du Sofitel de New York. Ceux qui souhaitent que rien ne change brandissent la loi sur le respect de la vie privée, estiment que seule la justice peut enquêter dans ce domaine extrêmement sensible et brandissent les dangers de la pudibonderie, du moralisme, voire du totalitarisme. Bref, le choix serait binaire : omertà ou Torquemada.

Cette façon de poser le débat vise à le tuer dans l’œuf et ce n’est pas un hasard si ceux qui le résument ainsi appartiennent tous à l’élite masculine hexagonale. L’affaire est évidemment infiniment plus complexe. Il faut d’abord savoir ce qu’on entend par «vie privée». Avant les années 80, le patrimoine des élus, de leurs proches ou même le financement des partis politiques faisaient partie de la «vie privée». Aujourd’hui, la vie privée concerne seulement ce qui a un rapport, direct ou non, avec le sexe et la santé. Or ce tabou doit lui aussi être remis en cause pour les titulaires d’un mandat public. Il faut instaurer de la transparence sans qu’il soit question de créer une «police des chambres à coucher».

C’est l’interaction entre sphère privée et vie publique qui doit marquer la limite du champ journalistique. Ainsi, au nom du respect de la «vie privée» de François Mitterrand, les médias ont tu l’existence de sa maîtresse et de sa fille naturelle. Or, cette omertà a permis une utilisation frauduleuse des fonds publics (la mère et la fille étaient hébergées par l’Etat et protégées par les forces de l’ordre) et a conduit le chef de l’Etat à ordonner des écoutes illégales pour protéger son secret. En manquant à son devoir d’information, la presse a donc permis une violation de l’Etat de droit. De même, fallait-il taire la liaison qu’entretenait son ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, avec la fille du ministre de la Défense syrien, un pays qui n’était pas alors précisément un ami de la France.

L’interaction peut être plus subtile. Le 9 juillet 2007, sur mon blog, Coulisses de Bruxelles, j’ai écrit un portrait de Dominique Strauss-Kahn qui venait d’être désigné comme candidat de la France (et de l’Union) à la direction du FMI, portrait qui signalait, sous l’angle du conflit culturel, que «le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). Or, le FMI est une institution internationale où les mœurs sont anglo-saxonnes. Un geste déplacé, une allusion trop précise, et c’est la curée médiatique». Des affirmations qui s’appuyaient évidemment sur des témoignages précis et non sur des «rumeurs» non vérifiées. D’ailleurs, aucun procès en diffamation ne me fut intenté. Cette irruption dans ce qui semblait relever de la seule vie privée me fut beaucoup reprochée. Quelques mois plus tard, en octobre 2008, l’affaire Piroska Nagy, du nom de cette économiste hongroise qui travaillait sous les ordres de DSK et avec laquelle il eut une brève relation sexuelle, éclatait. Il fut certes blanchi en interne (et non par la justice), mais il n’en reste pas moins que Nagy a manifestement été harcelée comme elle l’a expliqué dans une lettre que les médias ont traitée a minima en février 2009. Cette affaire démontre que le silence observé par la presse sur le comportement notoire de DSK à l’égard des femmes a tout simplement abouti à cacher une information essentielle qui seule permettait d’expliquer ce scandale sexuel.

Le cas de DSK est intéressant en ce qu’il montre que la «vie privée» ne l’est que parce que les médias le veulent ainsi : l’ancien directeur du FMI, et il n’est pas le seul, n’a jamais hésité à faire des propositions inappropriées à des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions, voire à les harceler ou à les agresser physiquement par des gestes déplacés. Là, on n’est plus dans la sphère privée, mais dans le cadre du travail. Si un politique tenait des propos racistes à l’égard d’un journaliste noir, arabe ou juif venu l’interviewer, personne n’hésiterait à le raconter.

Pourquoi une telle pudeur dès qu’il s’agit d’un comportement grossièrement sexiste à la limite de la légalité ? De même, faut-il taire le fait qu’un politique fréquente notoirement des boîtes échangistes, lieux parfaitement publics, ce qui pourrait donner lieu à des chantages, les services secrets, français ou étrangers, n’ignorant rien de ces activités ? Un président de la République aurait-il envie de voir des photos compromettantes s’étaler dans la presse ? C’est encore plus vrai lorsqu’il y a un possible délit ou crime, par exemple lorsqu’un politique se livre au tourisme sexuel. Tout ce qui menace l’indépendance d’un représentant de l’Etat doit être connu.

Mais comment enquêter s’il n’y a pas plainte, entend-on ici ou là ? C’est cela qui a justifié le silence observé par la presse sur la tentative de viol dont aurait été victime, en 2002, la journaliste et écrivaine Tristane Banon de la part de DSK. Un argument curieux : faut-il attendre une plainte en bonne et due forme ou un jugement pour dénoncer un enrichissement personnel sur fonds publics, un abus de pouvoir ou un détournement de fonds ? Nul doute que le monde politique aimerait que les interdits que la presse française s’impose en matière de vie privée soient étendus à tous les domaines de la vie publique.

Enfin, c’est le dernier point, lorsque la vie privée devient un élément du message politique, elle tombe dans la sphère publique. C’est notamment le cas des politiques qui mettent en scène leur vie de famille pour attirer le suffrage des électeurs. Sinon, en se contentant de relayer le message au nom du respect de la vie privée, les médias se transforment en agents de communication. Ainsi, la presse aurait dû révéler que Ségolène Royal et François Hollande avaient rompu avant la campagne présidentielle de 2007, alors que le couple faisait semblant de filer le parfait amour. Si un politique affirme qu’il a été un excellent gestionnaire, il ne viendrait à l’esprit d’aucun journaliste de ne pas vérifier cette information. Quand on prétend à l’exemplarité et à la transparence, on se doit d’être irréprochable. Sinon, cela s’appelle un mensonge. Si les politiques veulent préserver leur intimité, ils doivent ériger une muraille de Chine entre leur vie privée et leur vie publique en ne la mettant pas en scène et en pratiquant, en privé, une sexualité entre adultes consentants.

Ce qui est vrai pour la vie privée l’est encore plus pour la santé : savoir si un politique est alcoolique, souffre d’une maladie mentale ou d’un cancer relève de la sphère publique, sa capacité à diriger étant clairement dépendante de son état de santé. Georges Pompidou ou François Mitterrand, tous deux atteints d’un cancer, n’étaient clairement plus en état de diriger le pays sans que l’on sache encore très bien à quel moment ils ont perdu le contrôle. Bien sûr, le degré de transparence en matière de vie privée et de santé varie en fonction des fonctions auxquelles prétend l’élu ou futur élu : un simple conseiller général sera moins exposé qu’un président de la République. Mais les politiques doivent admettre que leurs fonctions les exposent au regard des citoyens.

Invoquer le totalitarisme de la transparence est risible : le totalitarisme, comme l’a très bien décrit Orwell, c’est lorsque le pouvoir se dissimule et sait tout de ses citoyens. Un pouvoir transparent, cela s’appelle la démocratie. Il faut espérer que l’affaire DSK marquera la fin du tabou de la vie privée trop longtemps instrumentalisé par les politiques. Y a-t-il un risque de dérapage généralisé vers l’inquisition ? Sans doute, mais c’est vrai de toute activité journalistique, comme l’ont montré plusieurs affaires politico-financières récentes. A la presse de se montrer inflexible avec ses règles déontologiques.

(Tribune)

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Ce site Web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. Nous supposerons que vous êtes d'accord avec cela, mais vous pouvez vous désinscrire si vous le souhaitez. J'accepte Lire la suite