Qu’est-ce qui fait courir Kofi Annan ?

A quoi pense Kofi Annan en sortant du bureau de Bachar Al-Assad à Damas, ce mardi 29 mai ? La Syrie est encore sous le choc du massacre de 108 civils, dont 49 enfants, commis quatre jours plus tôt à Houla, massacre dont les observateurs de l’ONU ont établi qu’il était l’œuvre de milices pro-Assad. Que peut-il se passer dans la tête de cet homme de 74 ans, incarnation de la courtoisie et de la diplomatie, lorsqu’il entend, face à lui, le président syrien, toute honte bue, "condamner" et attribuer froidement ce massacre à d’autres ? L’idée que, dans l’enfer syrien, sa mission est vouée à l’échec – a peut-être même déjà échoué – lui traverse-t-elle l’esprit ?

Peut-être l’ancien secrétaire général des Nations unies avouera-t-il ses doutes devant les membres du Conseil de sécurité, qu’il doit briefer jeudi 7 juin à New York. Mais renoncer ? Kofi Annan, nommé il y a trois mois émissaire de l’ONU et de la Ligue arabe pour la Syrie, n’en est pas encore là. Samedi 2 juin, à Doha, il a dressé un premier bilan devant les ministres de la Ligue arabe. Un compte rendu sans concessions : "Nous n’avons pas réussi ce que nous nous étions fixé, a-t-il reconnu : mettre un terme à la violence effroyable et lancer un processus politique de transition susceptible de répondre aux aspirations légitimes du peuple syrien."

Si ça n’est pas un aveu d’échec, ça y ressemble. Le plan en six points, qu’il avait réussi à faire accepter aux deux parties en conflit en Syrie, "n’est pas appliqué", leur dit-il encore. Le cessez-le-feu censé être respecté depuis le 12 avril "ne tient pas". L’opposition a d’ailleurs fini par dire, lundi 4 juin, que pour elle, il n’existait plus. Tout au plus Kofi Annan peut-il avancer, comme points positifs, quelques progrès dans l’attribution de visas à des journalistes et le déploiement sur le terrain de 291 observateurs de l’ONU. "Yeux et oreilles de la communauté internationale", ces bérets bleus sans armes enregistrent "l’effroyable violence" de la spirale dévastatrice, au péril de leur vie.

Le moment est donc venu "de réexaminer sérieusement" les choses, explique encore le Ghanéen aux ministres de la Ligue arabe, avec ce sens de l’euphémisme qui le caractérise. La situation "est en train de basculer". Que faire ?

UN NOUVEAU PLAN

Selon des sources proches de l’émissaire, Kofi Annan proposera jeudi au Conseil de sécurité de tenter autre chose : puisqu’il est impossible, à ce stade, d’amener à la même table des représentants du régime syrien et d’une opposition toujours profondément divisée, l’idée est de réunir un groupe de pays concernés, à des titres divers, par le conflit en Syrie, soit parce qu’ils y sont indirectement acteurs, soit parce qu’ils ont un intérêt à ce qu’il soit maîtrisé.

Il s’agit de la Turquie, de l’Arabie saoudite et du Qatar, de l’Iran, des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Russie, Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne), auxquels il faudra ajouter l’ONU elle-même, la Ligue arabe et, éventuellement, l’Union européenne. En mettant sur pied ce groupe de contact, l’ancien secrétaire général espère amener les pays qui ont de l’influence en Syrie – l’Iran et la Russie sur le régime de Bachar Al-Assad, l’Arabie saoudite et le Qatar sur l’opposition, qu’ils arment et financent – à exercer une pression directe sur "leurs clients" pour trouver une issue à la guerre civile. Discrètement, Kofi Annan est déjà à l’œuvre pour mettre en marche ce mécanisme.

Asseoir autour d’une même table des représentants de l’Iran chiite et de l’Arabie saoudite sunnite n’est pas le moindre défi de cette construction. On reconnaît, dans l’entourage de l’ancien secrétaire général, qu’il y a encore "du travail à faire" pour y arriver. Mais pour faire valoir tous les mérites de cette idée, on fait appel à une référence historique aussi claire qu’imagée, celle de la célèbre phrase du président Lyndon Johnson à propos du patron du FBI, J. Edgar Hoover : "Mieux vaut l’avoir dans la tente qui pisse dehors, plutôt que dehors pissant dans la tente." Il faut, ajoute-t-on, fournir aux protagonistes du conflit "une échelle pour essayer de sortir de l’abîme".

LA CLÉ RUSSE

La Russie, qui s’est opposée à deux reprises, comme la Chine, aux résolutions du Conseil de sécurité sur la Syrie, apparaît aujourd’hui comme la clé. Kofi Annan, selon ces sources, ne désespère pas de la voir évoluer. En Syrie, la mission de l’ancien secrétaire général de l’ONU lui a permis de constater que les Russes, très présents en expertise et en équipement, pouvaient exercer une réelle influence sur Damas. Sur le front international, ils ont envie de retrouver un rôle de premier plan, comme à l’époque de la puissance soviétique, lorsque Moscou était un acteur incontournable des grandes crises internationales. Le diplomate ghanéen serait tenté de leur donner cette chance : "S’ils ont envie de prendre l’initiative, qu’ils la prennent !", suggère-t-on autour de lui, avec la conviction que les Russes "ne sont pas mariés avec Bachar Al-Assad" et ne sont pas hostiles à une transition à Damas qui n’inclurait pas l’actuel président syrien.

Mais une transition vers quoi ? C’est la vraie question, et c’est aussi celle que pose la Russie, qui veut à tout prix éviter d’ouvrir un boulevard aux Frères musulmans à Damas. On a aussi le sentiment, dans l’équipe de Kofi Annan, que l’attitude de Moscou fournit un alibi commode aux pays occidentaux qui n’ont ni envie d’intervenir en Syrie, ni plan B, et guère plus de plan A…

Kofi Annan est, lui aussi, un alibi commode. Car tant qu’il continue à jouer au médiateur, la communauté internationale pense pouvoir masquer son impuissance. Pourquoi, après le drame rwandais, qu’il n’a pu empêcher comme chef des opérations du maintien de la paix, après Srebrenica et Saddam Hussein, continue-t-il à courir ? "Il croit en ce processus, dit l’Américain James Traub, qui lui a consacré un livre en 2006 (The Best Intentions : Kofi Annan and the UN in the Era of American World Power). Kofi Annan a une horreur profonde du conflit. Il est fermement convaincu que si les gens font l’effort de se parler, le conflit peut être évité. Il se sent obligé d’utiliser tout ce qui est en son pouvoir pour y parvenir." Pour cette mission, il a fait revenir à ses côtés le Français Jean-Marie Guéhenno, un sceptique de nature. Une façon, peut-être, de neutraliser son côté boy-scout.

Par Sylvie Kauffmann

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