Ordre islamique au Maroc

Annonce solennelle d’une charte halal pour l’audiovisuel. Volonté implicite de délivrer des permis de reconstruire les écoles coraniques, peu ébruitée. Mise en place dans les quartiers de milices des moeurs, sur fond de populisme. Mise à l’index de Marrakech comme "un lieu de dépravation". Banalisation suspecte du suicide d’une jeune fille violée et mariée de force à son agresseur. Depuis peu, remontent à la surface de la société marocaine des clivages majeurs sur le statut de l’individu, de la femme, du service public, de l’étranger, des minorités, jusque-là imperceptibles, peu garantis, traités négligemment par la législation ou relégués au second plan dans le débat public, quand il a lieu.

Une partie de l’élite, longtemps sceptique sur l’effectivité de la démocratie naissante, observe éberluée le parti islamiste Justice et développement (PJD), à la tête du gouvernement, et une partie de la population, encouragée par son élan fondamentaliste, mettre à nu la schizophrénie sociale ambiante. Certains ne sont pas loin de regretter le despotisme bienveillant du makhzen (système des institutions royales). Pour eux, la lame de fond qui doit prévaloir est l’attente de réactions d’en haut pour brider les égarements d’en bas. Nous ne sommes qu’une minorité, disent-ils, alors vivons cachés à l’ombre du sultan.

Il est certes rassurant de savoir que le roi Mohammed VI est "plutôt moderniste", mais il ne faut pas oublier que les "deux corps" de tout roi l’amènent à être tantôt dans la modernité, tantôt dans la tradition, tantôt séculier, tantôt religieux, et que de ce dandinement dépend sa double mission : préserver un vieil héritage dynastique et faire prospérer un règne à transmettre.

Hormis le bénéfice qu’en tirent les courtisans et autres privilégiés qui gravitent autour, ces considérations ne suffisent pas dans une démocratie. La construction citoyenne exige un espace public ouvert, où les acteurs politiques choisissent de se positionner à partir d’un ensemble de valeurs, et un corps de l’Etat, sans biais dogmatique, qui permet à cette diversité d’interagir librement. Le roi, in fine, devient le garant de cette impartialité, non un acteur devant prendre parti.

A vrai dire, dans une monarchie multiséculaire, sans ruptures majeures, comme celle du Maroc, la société de cour a eu le temps de se consolider en cercles concentriques. Aussi cette large élite qui s’accroche à un modèle de gouvernance semi-autocratique, piloté par intervention divine, a juste envie que ça continue à fonctionner, sans qu’elle ait à se mouiller. Elle ne fait confiance qu’à l’Etat arbitraire qui, telle une centrifugeuse, tente de mettre tout le monde d’accord, pour préserver le noyau conformiste qui en assure l’équilibre précaire.

Derrière cet a priori, un large spectre de sujets, démissionnaires, cyniques ou affairistes, qui ne veulent pas regarder en face le paradoxe menaçant la multitude sociale à terme. Ils ont du mal à reconnaître que les structures mises en place par l’Etat, pour encadrer la société de masse (par les lois, l’école, les médias audiovisuels, les mosquées, etc.) favorisent l’ordre moral par le biais d’une duplicité suspecte (mixité en public pénalisée, islamisation massive des contenus pédagogiques, etc.). Et que ce même Etat ne pourra pas compter sur une minorité libérale cooptée, pour se porter garante de l’autre face, soi-disant "moderne", du régime, à chaque fois que des excès de religiosité viendraient le mettre à mal.

C’est simple. Si le passage à la démocratie est irréversible, le dogme de l’Etat ne peut demeurer religieux. Car le rôle d’un Etat impartial est de permettre à tous les acteurs de concourir à chances égales pour gérer les affaires publiques.

Or le marqueur "islamique" confère à un acteur majoritaire au référentiel religieux, même implicite ou modéré tel le JPD (il peut être demain plus radical), une suprématie non seulement représentative, mais symbolique. Dans cette configuration, la démocratie risque d’être interprétée (c’est déjà le cas) dans la vulgate populaire comme un "diktat de la majorité". Et les minorités, les expressions marginales, des postures illégitimes voire à bannir. Normal alors que l’inévitable querelle entre liberté et moralité se joue à découvert, dans un déséquilibre intenable. Mais qu’est-ce qui autorise un tel déséquilibre ?

La Loi fondamentale du pays.Méditons ce qui s’est passé dans les coulisses de la Constitution 2012. La première mouture mettait en avant le caractère islamique et pluriel de la société (pas de l’Etat) et élargissait les libertés pour y inclure celle de la conscience. Quand l’islamité de l’Etat a été réintroduite, dans la version remaniée du texte, sur pression des partis conservateurs et des bigots proches du Palais, il y a eu très peu de voix pour s’en offusquer publiquement.

Quelques membres de la commission mise en place à cet effet par le roi ont rejeté ce tripatouillage mais, en tant que techniciens en service commandé, n’ont trouvé aucun contrepoids, dans l’espace public, pour contrer les zélotes. A la fin, ces derniers ont eu gain de cause, truffant la Constitution d’expressions vaseuses, telles que "constantes (immuables) de la nation", avec une mise en avant du dogme comme instrument de censure morale déguisée, par le biais des oulémas (docteurs de la loi musulmane à la botte du régime), dorénavant invités à trancher dans le débat public.

Le noeud du problème réside ainsi dans le caractère dogmatique de l’Etat, nonobstant le parti au pouvoir. Les ministres du PJD, habiles rhéteurs, parlent d’ailleurs au nom de "la norme constitutionnelle" et des "valeurs (sous-entendu religieuses) du peuple marocain", consacrées par cette même Constitution. Rusés, populistes ? Peut-être mais légalistes, aussi. Or que retrouve-t-on en face ? Des partis dits libéraux enserrés dans un corset identitaire étroit. Ils sont certes sans étiquette religieuse affichée, mais il leur est déjà arrivé, à leur tour, de protester contre un art "malpropre", une école "résolument plurielle", une association "libertaire" ou des médias "non consensuels".

Et quand l’attaque provient de partis islamistes, ils observent souvent une neutralité passive et coupable. Aucun acteur ou formation charismatique ne défend une option de sécularisation repensée à l’aune des réalités. Aussi, par leur retenue idéologique ou leur incapacité à se démarquer sur les questions de liberté et de pluralité, toutes ces formations, tout comme les services publics, servent aux fondamentalistes sur un plateau d’or des sujets religieusement conditionnés. Tous piégés par la Constitution !

Au milieu de ce magma, la société marocaine est prise au piège du monolithisme imposé. Dans leurs pratiques au quotidien, les Marocains sont certes plus divers et pluriels que le laissent croire les discours dominants. L’étude sur L’Islam au quotidien (éd. Prologues, 2007) montre à quel point les Marocains bricolent leurs pratiques et ne sont pas dans le mimétisme absolu. Certes, quelques membres hyperactifs d’ONG et des militants ayant assez de courage se démarquent par des prises de position et des initiatives hors du conformisme ambiant. Citons, dans ce sens, le mémorandum préparé par le Collectif démocratie et modernité en faveur de la liberté de conscience ou encore le mouvement Libre Culture, qui soutient la liberté de création.

Mais celles et ceux capables de tenir publiquement un discours alternatif n’ont pas encore assez de relais, associatifs, scolaires, culturels, territoriaux, syndicaux, parlementaires, pour peser dans la balance.

Le Mouvement du 20 février, né dans le sillage du "printemps arabe", a promis, à sa genèse, de favoriser l’éclosion de nouveaux affluents de liberté. Mais pris dans la tourmente de la réaction micropolitique, ce dernier a erré et n’a pas connu la densification nécessaire pour peser dans l’espace public et aider à réorienter les choix stratégiques. Or, pour produire un socle de valeurs plus ouvert et moins ambigu que celui qui prévaut, au nom de la spécificité marocaine, il faut repenser la pluralité en vue de dépasser les notions condescendantes de tolérance et les réflexes équivoques qui hiérarchisent les cultures.

Comment faire alors que, le passif 2011 aidant, le panislamisme est béni par les Américains avec trois arguments de vente : l’influence médiatique du Qatar, le modèle consumériste hypermoderne de Dubaï et l’horizon enchanteur de la Turquie ? Le Maroc n’a qu’à repenser son positionnement comme pays musulman, sans complexe et sans censure morale, ouvert sur toutes les influences externes (européennes, africaines, atlantiques, orientales), et pluriel, favorisant tous ses affluents internes. Cela est déjà un peu le cas, dans les faits et même dans les textes, mais loin d’être reconnu comme un atout gagnant. Le triptyque de valeurs, implicites dans ces engagements tous azimuts, "liberté, pluralité, citoyenneté", n’est qu’un slogan abstrait dans l’esprit des gens, un argument de vente à l’extérieur plus qu’un atout de développement en interne.

Il est temps de se battre pour réformer l’Etat et assumer ce pluralisme. Cela veut dire mettre la liberté, l’échange, l’ouverture d’esprit et la créativité au coeur des structures culturelles publiques (l’école, les maisons de jeunes, l’université, les médias audiovisuels). Toiletter les normes qui encadrent la société (les lois et les règlements) des scories pouvant être exploitées à satiété par les conservateurs.

Et multiplier les lieux de débat et de création libre (théâtres, bibliothèques, espaces de répétition, laboratoires de création Internet) avec un ancrage territorial et une ritualisation temporelle qui conteste aux lieux de culte le monopole de production de la norme sociale. Sans ce chambardement socioculturel, je le crains, le Maroc ne pourra pas sortir de l’impasse de l’Etat islamique.

Par Driss Ksikes

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Né à Casablanca en 1968, est journaliste, écrivain et dramaturge, auteur de plusieurs pièces de théâtre – la plus récente s’intitule "Il" (Marsam, 2011) -, d’un roman, "Ma boîte noire" (Le Grand Souffle éd., 2006), et de plusieurs nouvelles. Ancien rédacteur en chef de "Tel Quel" et directeur littéraire de la compagnie Dabateatr,

il dirige également le centre de recherche de HEM

et est cofondateur des Rencontres Ibn Rochd, à Rabat.

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