Maroc: le Pr Cherkaoui juge irresponsable que le PJD oriente idéologiquement certains contenus scolaires (Interview)

Dans une interview à Atlasinfo, le Pr Mohammed Cherkaoui, sociologue, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions de l’enseignement, analyse le discous royal du 20 août dans lequel le Roi Mohammed VI pointe l’échec de l’actuel gouvernement, dirigé par l’islamiste Abdelillah Benkirane, dans la gestion du chantier de l’éducation.

Maroc: le Pr Cherkaoui juge irresponsable que le PJD oriente idéologiquement certains contenus scolaires (Interview)
Quelle lecture faites-vous du discours du Roi Mohammed VI consacré au secteur de l’éducation et aux graves dysfonctionnements de ce chantier déterminant pour le Maroc ?

Pr Mohamed Cherkaoui: Les affirmations contenues dans le discours de S.M le roi Mohammed VI sont hélas toutes fondées. Permettez à ce sujet de vous apporter trois faits incontestables qui en disent long sur la crise profonde du système marocain.
En premier lieu, les évaluations et le palmarès annuels de l’ensemble des universités dans le monde dus au Higher Institute of Education de la Shanghai University indiquent qu’aucune université marocaine ne figure dans ce palmarès depuis sa fondation en 2003.
En deuxième lieu, un autre palmarès des universités effectué par un autre organisme international montre que les universités marocaines sont très mal classées. Elles figurent entre les places 5000 et 10000. C’est dire qu’elles figurent en queue du peloton.
En troisième lieu, une recherche que j’ai menée entre 2005 et 2009 pour le compte de la commission interministérielle présidée par le premier ministre avait abouti à des résultats pour le moins préoccupant et montre que le système universitaire marocain est à la dérive. Les résultats de cette recherche ont été présentés lors d’un atelier national et publiés dans plusieurs revues scientifiques et dans mon livre intitulé Crise de l’Université publié par la maison d’édition Droz et qu’une maison d’édition américaine est en train de traduire en anglais. Je ne voudrai pas détaillé ces conclusions faute de temps mais je me permets de vous en signaler une seule, topique. La majorité des professeurs d’université (plus de 55%) n’ont jamais publié une seule ligne de leur vie durant les six dernières décennies. En fait, si je me fonde sur les seules revues scientifiques à comité de lecture, à peine une vingtaine de professeurs y ont publié des articles scientifiques selon les normes internationales. Comment dès lors concevoir une université moderne sans recherche et sans publication?

Le Roi a clairement pointé du doigt l’échec du gouvernement actuel dans la gestion du secteur de l’éducation. Quel impact politique peut avoir ce constat dans le contexte actuel ?

A l’évidence, depuis que le PJD (Parti de la Justice et du Développement-islamiste, NDLR) est aux commandes, rien n’a été fait en dehors d’annonces sans lendemain. Je ne peux croire que les changements de certains contenus scolaires orientés idéologiquement par le PJD soient un programme d’un parti responsable. Ils sont dangereux dans la mesure où ils peuvent être critiqués comme nouvelle forme que certains qualifieraient d’obscurantisme J’ajouterai que le gouvernement actuel ne s’est pas davantage donné la peine d’élaborer un projet économique sérieux. Les finances publiques sont dans une situation critique. Le PJD est-il en mesure d’en proposer un? Je ne le pense pas.
Au reste, à mon avis aucun parti politique n’est capable de conduire des réformes de structure du système éducation et des finances publiques. Il y a des raisons à ce que j’avance. De telles réformes exigent en effet le long terme, une mobilisation nationale exceptionnelle et la confiance du peuple marocain et des ses élites. Or aucun parti ne répond à ces critères. Pourquoi? Parce que le temps de réflexion et d’action d’un parti est le court et au mieux le moyen terme et les échéances électorales. Si d’aventure il se risque à un tel exercice, il peut être sûr de s’aliéner l’électorat et donc de perdre les élections. Rappelez-vous les audacieuses réformes du chancelier allemand Schröder qui lui ont valu de perdre les élections mais qui ont valu à son pays d’être le mieux placé parmi les Etats européens pour une concurrence économique mondiale. Le courage politique dont il a fait montre n’est pas à la portée de n’importe quel décideur politique.

Voilà pourquoi je n’ai cessé de plaider pour des réformes structurelles profondes que Sa Majesté est, à mon sens, le seul à pouvoir mener. Il dispose de la confiance populaire. Il œuvre dans le long terme. Il n’est pas partisan. Je suis convaincu que les Marocaines le suivraient. Mes recherches sur la confiance des Marocains dans les institutions ne laissent aucun doute le bien-fondé de mes propositions.

Mohammed VI veut faire de l’éducation une grande cause nationale. Les acteurs responsables de ce secteur sauront-ils répondre à cette exigence ?

Il a bien raison de faire de l’éducation une cause nationale car sans elle aucune économie moderne ne peut entrer dans le XXIème siècle. Tous les pays l’ont compris. Nous n’avons pas l’espace nécessaire pour que je vous brosse les décisions qui sont prises par certains responsables qui pensent à l’avenir lointain et au destin de leur pays. Voyez la Chine, voyez les Etats unis d’Amérique, voyez la Corée du sud. L’Europe est à la traîne. Le Maroc se situe dans une position préhuboldtienne, du nom du grand réformateur de l’Université allemande au début du XIXème siècle qui a fait du système d’enseignement supérieur allemand le modèle que tous les autres pays avancés avaient imité à juste raison pendant pratiquement un siècle et demi.

En tant que spécialiste de l’enseignement, quelles sont les solutions urgentes à préconiser pour redresser ce secteur en faillite ?

Vous avez raison, je travaille sur les systèmes d’enseignement depuis le début de 1970. J’ai consacré des dizaines de publications et de livres à ce domaine. J’ai été sollicité par plusieurs gouvernements étrangers. Il faut être prudent avec les plans d’urgence qui en général sont voués à l’échec. Je voudrais à la fin de notre dialogue vous rappeler que, en matière d’enseignement et de recherche, le temps ne se compte pas par année mais par génération. Toute solution importante aura des conséquences sur toute une génération.

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