Les ratés à répétition du renseignement français

Deux jours après l’épilogue sanglant d’une attaque sans précédent sur le sol français, les questions se précisent sur d’éventuelles failles du dispositif mis en place par l’Etat pour parer à une telle violence. L’opinion publique exige, depuis longtemps, de ses autorités, dans ce domaine comme pour celui du nucléaire, un  » risque zéro  » qu’elle n’attend pas pour d’autres formes de menace.

Un élément nouveau, apparu dimanche 11 janvier, dans la revendication filmée et diffusée, post-mortem, de l’un des auteurs de ces tueries, Amedy Coulibaly, a soulevé de manière très concrète cette problématique. " Depuis que je suis sorti – de prison, en mars 2014 – , j’ai beaucoup bougé, j’ai sillonné les mosquées de France, un petit peu, et beaucoup de la région parisienne, dit-il dans cette vidéo. Elles sont pleines d’hommes pleins de vigueur. Comment avec ces milliers de personnes, y en a pas autant pour défendre l’islam ? "

Des informations recueillies par les enquêteurs, après qu’il a tué une policière municipale, à Montrouge (Hauts-de-Seine), ont confirmé l’affirmation. Il a en effet fréquenté plusieurs mosquées et s’est livré, dans certaines, à une forme de prosélytisme pour inciter de jeunes fidèles à opter pour une voie radicale. Une source judiciaire a indiqué au Monde qu’Amedy Coulibaly cherchait à recruter à la sortie des mosquées en 2010.

Or, voilà de nombreuses années que ces lieux de culte musulman sont l’objet d’une surveillance étroite de la part des services de renseignement. Une attention qui n’a cessé de se renforcer depuis le début de la crise syrienne en 2011 et de l’affaire Merah, en 2012, par la crainte d’y voir se radicaliser de futurs djihadistes. L’observation de ces lieux a toujours été placée au cœur des dispositifs policiers. Amedy Coulibaly est sorti de prison en mars 2014, sous bracelet électronique jusqu’en mai. Mais l’auteur de la prise d’otage de l’épicerie casher de la Porte de Vincennes à Paris a pu fréquenter ces mosquées sans attirer l’attention pendant neuf mois.

En dépit de sa proximité avec des figures de l’islamisme radical international, tels que Smaïn Ait Ali Belkacem ou Djamel Beghal, tous deux incarcérés dans des dossiers de terrorisme en France, Amedy Coulibaly est, de plus, resté cantonné dans la case du droit commun. M. Belkacem, condamné à la perpétuité pour l’attentat du RER Musée-d’Orsay, à Paris, en 1995, parlait de lui, ainsi que le relèvent les écoutes téléphoniques, comme du " petit nègre ", le bras armé qui devait servir à sa tentative d’évasion en 2010. Pour avoir participé à ce projet, Amedy Coulibaly a été condamné à cinq ans de prison sans que toutefois la qualification de terroriste ne soit retenue par le tribunal correctionnel. Il n’apparaît cependant jamais dans les fiches de renseignement comme un radical religieux, seulement comme délinquant.

Fébrilité du renseignement
D’après une source proche de l’enquête, " la documentation des services n’était pas à jour. Sur la dizaine d’adresses communiquées par la DGSI – Direction générale de la sécurité du territoire – , plusieurs n’avaient rien à voir avec les suspects ou alors étaient périmées. Par exemple, pour le domicile supposé de Coulibaly, cela faisait plus de deux ans que sa compagne ne l’occupait plus et lui n’y avait pas remis les pieds à sa sortie de prison ". L’adresse donnée à Pantin concernant un frère Kouachi était habitée par un homonyme.

Autre signe de la fébrilité du renseignement français et de son manque d’information, des consignes systématiques ont été données mercredi 7 janvier aux antennes locales de la DGSI en région parisienne d’aller littéralement " taper aux portes " de toutes les personnes faisant l’objet de surveillance pour vérifier si elles étaient chez elles ou en cavale.

Une consigne appliquée même quand ces " objectifs opérationnels " n’avaient aucun lien avéré avec Amedy Coulibaly ou les frères Saïd et Chérif Kouachi, auteurs de l’attaque contre Charlie Hebdo. " Certains avaient déjà été condamnés mais d’autres non et ignoraient qu’on s’intéressait à eux. Maintenant ils ne se posent plus la question… ", déplore un agent de renseignement. Enfin, l’ordre a été donné de remonter l’intégralité des écoutes téléphoniques sur une dizaine de jours pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu de " loupé ".

" Le problème, c’est la masse de renseignements à traiter, on ne sait jamais lequel va passer à l’action, expliqueun magistrat antiterroriste. Les hommes des services de renseignement sont obligés de procéder par sondage. Il est impossible de surveiller tout le monde. " Il ajoute que " dans le dossier de l’évasion de Belkacem, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly n’apparaissaient pas comme les plus dangereux en termes de récidive. "

Pour sa défense, le ministère de l’intérieur ne dit mot sur le cas d’Amedy Coulibaly. Il argue en revanche que les deux frères Kouachi ont été surveillés pendant près de deux ans par la DGSI. Une surveillance qui s’est interrompue quelques mois avant leur passage à l’acte. Mais ont-ils alors monté leur opération après la fin des surveillances qui les visaient ? Ou la DGSI a-t-elle raté un long processus d’organisation d’attentat malgré les écoutes ?

Saïd Kouachi a été surveillé par la DGSI entre novembre 2011 et juin 2014, soit sept mois avant la tuerie de Charlie Hebdo. Chérif, lui, a été la cible de surveillance et d’écoutes entre novembre 2011 et fin 2013. Ces écoutes, motivées par le passé des deux hommes, n’ont rien donné de probant. Chérif, qui tenait au début des propos radicaux, semble peu à peu avoir dérivé vers de la simple délinquance. Les services de renseignement apprennent ainsi qu’il s’était lancé dans la contrefaçon de vêtements et de chaussures de sport.

Face à la difficulté de justifier la poursuite des écoutes, les services finissent par " débrancher " les deux frères. Les interceptions de sécurité, encadrées par la loi de 1991, sont limitées à quatre mois renouvelables. Elles doivent être motivées par la preuve d’un lien direct entre l’individu ciblé et l’activité concernée, en l’occurrence le terrorisme.

Les deux frères avaient été mis sous surveillance après que les États-Unis ont informé fin 2011 les services français que Saïd s’était rendu trois semaines à Oman à l’été 2011, et qu’il était donc susceptible d’avoir franchi la frontière du Yémen. En 2011, Chérif Kouachi y rejoindra son frère même s’il était sous contrôle judiciaire et ne pouvait, en théorie, quitter le territoire sans être assujetti à un contrôle.

Selon nos informations, Saïd Kouachi aurait rencontré à Oman Salim Benghalem, un Francilien apparu en 2010 dans l’entourage des anciens de la filière dite des Buttes-Chaumont et un temps inquiété dans le dossier Belkacem. Fin septembre, Benghalem qui aurait gravi les échelons au sein de l’Etat islamique était inscrit sur une liste désignant les organisations et les personnes les plus dangereuses aux yeux du département d’Etat américain.

Enfin, le ministère de l’intérieur a voulu anticiper le reproche d’avoir manqué de sources du terrain, dont le travail aurait permis de justifier, auprès des organismes de contrôles, la poursuite des écoutes téléphoniques. La tâche, dit-on Place Beauvau, a été rendue complexe par le profil des intéressés, des délinquants vivant dans des quartiers difficiles à infiltrer. Ce n’était pas le cas d’Amedy Coulibaly qui vivait avec sa femme dans une zone tranquille de Fontenay-aux-Roses, au sud de Paris, ainsi que des frères Kouachi, à Gennevilliers et Reims.

Jacques Follorou, Simon Piel, Soren Seelow et Matthieu Suc

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