Les Bleus: «petits merdeux» de banlieue ou boucs émissaires? (Libération)

Les Bleus: «petits merdeux» de banlieue ou boucs émissaires? (Libération)
Descendre l’équipe de France de football est devenu un sport national. Du strict point de vue des performances sportives, cela ne paraît pas complètement immérité. Mais un autre angle d’attaque est apparu ces derniers jours. Les joueurs, tantôt «racailles», tantôt «caïds», ne seraient pas «dignes» de porter le maillot national.

Le multirécidiviste Alain Finkielkraut – déjà pourfendeur d’une équipe de France «black-black-black» – avait ouvert le bal, dimanche sur Europe 1. «L’équipe de France est une bande de voyous qui ne connaît qu’une seule morale, celle de la mafia (…). Aujourd’hui on a envie de vomir avec la génération caillera.» Plusieurs députés UMP ont eux fustigé une bande de «racailles» et de «petits merdeux», alors que la ministre des Sports Roselyne Bachelot s’en est violemment prise mercredi dans l’hémicycle à une équipe de «caïds immatures qui commandent à des gamins apeurés».

Des termes très connotés, qui pointent clairement du doigt certains cadres, présentés comme les meneurs de la mutinerie du 20 juin. Parmi les joueurs de l’équipe de France, «beaucoup ont grandi dans les années 1985 à 1995, souvent dans les cités de la région parisienne (Trappes pour Anelka, les Ulis pour Evra et Henry) ou lyonnaise (La Duchère pour Abidal)», expliquait dans une tribune parue dans Libération le sociologue Stéphane Beaud.

«On assiste aujourd’hui à l’envers de 1998, lorsque la diversité de l’équipe était tant louée, avec le fameux slogan "black-blanc-beur"», remarque Fabrice Grognet, commissaire de l’exposition «Allez la France ! Football et immigration, histoires croisées» à la Cité nationale de l’immigration. «Quand tout se passe mal, on essaye de trouver des origines aux problèmes. Et souvent, on va estimer qu’elles sont géographiques, en pointant du doigt les joueurs des quartiers populaires», explique-t-il.

«Dès qu’il y a eu des naturalisés sous le maillot bleu, on s’est posé la question de la "dignité" de porter le maillot national, se souvient-il. Lors de la Coupe du monde 1938, le cas de l’Autrichien August Jordan, naturalisé français, a fait débat. Mais à l’époque, c’était surtout du côté de l’Action française…» Une quarantaine d’années plus tard, Michel Platini, petit-fils d’Italien, fait l’objet de la même tentative de récupération. C’est sous pression des médias qu’on lui assigne de «revendiquer sa descendance transalpine».

Surinterprétation

«Il y a une surinterprétation de cette défaite, mais le foot est devenu un référent universel, un objet de discussion qui intéresse l’ensemble du corps social», avance Christian Bromberger, professeur à l’université de Provence et auteur de Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde. D’où le déferlement de réactions des responsables politiques. «Ce sport est un objet très plastique où chacun peut retrouver ses dadas, ses modèles d’identification, y projeter ses conceptions de la société, du vivre ou du non-vivre ensemble», ajoute-t-il, avant de détailler.

«L’équipe de France rassemble un concentré de tout ce qui ne va pas dans la société. Le côté bling bling des joueurs, par exemple, fait écho aux questionnements sur les parachutes dorés ou les rémunérations des traders. Les remarques sur l’ethnicisation des rapports entre joueurs sont à rattacher aux débats récurrents sur le communautarisme en France.»

«Le football devient la caisse de résonance de tous les fantasmes», regrette de son côté Fabrice Grognet. «On mélange par exemple l’immigration avec les origines sociales, alors que tous ces joueurs se sont extraits assez vite de leurs milieux respectifs. Parler de clans "ethniques", c’est naturaliser des phénomènes culturels. Les affinités au sein d’un groupe se font avec des gens qui vous ressemblent, qui viennent des mêmes milieux, qui partagent les mêmes codes…»

Les centres de formation en question

Patrick Vassort, sociologue à l’université de Caen, pointe les insuffisances du système de formation des footballeurs français. «Ces jeunes ont une éducation plus que sommaire. A 13-14 ans, ils entrent dans des centres de formation, dont la finalité n’est que la compétition. Le football est peuplé de gens à l’ego surdéveloppé, qui ne savent pas travailler collectivement. Lorsque tout se passe bien, il y a une forme d’autorité naturelle difficilement contestable, celle des Zidane ou des Thuram. Mais en Afrique du Sud, les egos ne sont pas parvenus à s’entendre.» «Il peut y avoir des tensions dans un groupe, mais elles sont en général neutralisées par une bonne conscience de l’intérêt commun», renchérit Christian Bromberger.

Au-delà des raccourcis sur la «génération racaille» et les fameux «casques sur les oreilles», l’ingérence du politique dans les affaires de la Fédération française de football (FFF) surprend. Des «états généraux du football» ont même été décrétés mercredi par l’Elysée. Patrick Vassort y voit une tentative de l’exécutif de reprendre en main un dossier clé.

«Lors de la présentation du dossier français pour l’Euro 2016, à Genève, Nicolas Sarkozy a dit que le football serait une réponse à la crise. Quoi de mieux, en période de rigueur, que le football pour faire croire que nous pouvons vivre ensemble? Le problème, c’est que les Bleus ont monté en Afrique du Sud une réalité inverse à celle des aspirations des politiques. Le grand déballage des prochains jours devra donc montrer que ce fiasco n’est qu’un épiphénomène lié à une personne, Domenech.»

Fabrice Grognet émet une dernière réserve. «On aimerait avoir une équipe nationale représentative de la population française. Mais est-ce vraiment au football de réaliser cela, et pas plutôt à l’Assemblée nationale? L’équipe de France est un miroir très déformant.»

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