Le voile révèle les failles du pacte républicain

Le voile révèle les failles du pacte républicain
Il est sans doute encore trop tôt pour tirer toutes les leçons des violences qui se sont déroulées à Trappes. D’abord, nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé entre les policiers, la femme voilée et le groupe de personnes – dont son mari – l’accompagnant. A la version policière des premiers jours a succédé une seconde interprétation qui laisse penser que l’interpellation a été nettement plus équivoque. Laissons donc l’enquête se dérouler pour connaître les responsabilités individuelles.

La seconde raison qui doit nous inciter à demeurer prudents est que nous avons très peu de recul sur l’enchaînement des événements. Est-ce que ces incidents, très rares, sont appelés à se multiplier ? Il est encore trop tôt pour y répondre, mais on peut avancer l’hypothèse que la dynamique du système médiatique exerce une pression en soi : la médiatisation de l’événement est susceptible d’attiser les tensions lors de futurs contrôles, et donc de diminuer par anticipation ces mêmes contrôles (mais c’est une autre histoire).

Cela étant dit, trois aspects du problème peuvent être évoqués. Le premier concerne la raison des violences : s’agit-il d’une question religieuse ? Sociale ? Identitaire ? Il est difficile de lire dans cet événement une révolte de croyants musulmans refusant de se plier aux lois de la République. L’épisode n’est pas sans rappeler le jet de grenades lacrymogènes à proximité de la mosquée de Clichy-sous-Bois, en marge des vagues d’émeutes de novembre 2005.

Dans la mobilisation des jeunes se mêlent frustration sociale, colère contre l’Etat, solidarité communautaire ; la dimension religieuse servant d’expression à une identité perçue comme bafouée. La question renvoie ainsi à un enjeu identitaire plus large, et en l’occurrence à un malentendu persistant entre policiers et personnes issues de l’immigration.

D’un côté, des policiers, persuadés qu’ils appliquent la loi républicaine, indépendamment des origines des personnes contrôlées. De l’autre côté, des personnes issues de l’immigration, qui considèrent, avec tout autant de bonnes raisons, qu’elles sont plus fréquemment l’objet de contrôles par les représentants de l’Etat. Vertu indépassable des valeurs républicaines d’un côté, promesses non tenues de cette même République de l’autre.

De ce point de vue, le contrôle du voile soulève des problématiques assez proches des contrôles d’identité. Tous les deux posent la question du lien politique dans notre démocratie, avec tous les risques de cercles vicieux que ces contrôles peuvent impliquer : des policiers qui se sentent de plus en plus rejetés au quotidien dans leur travail d’application de la loi contre une population qui se considère victime d’un traitement inéquitable, les deux s’alimentant réciproquement.

Cela conduit à la seconde série de remarques, qui porte sur la nature du travail policier. Dans un pays marqué par une forte culture légicentrique comme la France, on a tendance à penser qu’une loi adoptée à grand renfort de publicité, sur la base d’un consensus politique, règle le problème social qu’elle vient traiter. Le voile intégral a été interdit par la loi, donc il disparaît comme problème public.

Ce que cet épisode vient rappeler, c’est que le monde social déborde bien souvent les codes et textes législatifs. La loi produit des effets symboliques, mais c’est dans sa mise en oeuvre, dans son interprétation par les agents chargés de lui donner sens au quotidien qu’elle produit ses effets pratiques. Le problème se déplace alors de l’arène législative vers les conditions du juste travail policier. Si l’on ne peut encore rien dire de l’incident initial de Trappes, tant les tenants et aboutissants demeurent obscurs, ce genre d’événements pose la question de l’aptitude du fonctionnaire à jauger une situation, à gérer les troubles qui peuvent accompagner une intervention conflictuelle, à arbitrer entre application stricte de la loi et maintien de la paix publique.

L’épisode de Trappes est une illustration des forces et fragilités de l’action policière ; forces parce que les policiers ont interpellé le contrevenant et les confrontations qui s’en sont suivies ont été semble-t-il contenues ; faiblesses parce que les policiers ne peuvent pas faire comme si la simple détention du pouvoir de contrainte physique suffisait à garantir la réussite de leurs interventions. Dans un contexte marqué par la dégradation des relations avec une partie du public, la compétence relationnelle des policiers, l’adoption d’une position d’autorité, au sens à la fois de pouvoir et de légitimité, sont essentielles. Ces exigences renvoient à des enjeux plus larges de formation et d’encadrement opérationnel des agents pour l’institution policière.

Le troisième ensemble de leçons concerne les acteurs politiques. Ces derniers ont été à l’origine de la loi en question, de façon relativement consensuelle. On imagine à quel point un tel événement se prête à une exploitation politique, soulignant pour les uns la vigueur de leur réponse républicaine et pour les autres la victoire redoutée des tentations communautaires et la faiblesse de l’Etat. L’exploitation des faits divers policiers est une constante du jeu politique. Le risque est de faire des ornements symboliques de la religiosité une question politique, et ainsi de renforcer l’identification d’une partie des musulmans avec les croyants les plus radicaux.

Mais le risque est aussi d’interpréter de la même façon l’acte d’opposition à l’application de la loi sur le voile intégral et le mouvement de violences qui a suivi. Si le premier doit faire l’objet d’une réponse judiciaire individuelle, le second traduit la relation délétère entre une partie de la jeunesse issue de l’immigration et les institutions républicaines.

Dans ce dernier cas, si la réponse policière est bien sûr évidente à court terme, ces violences renvoient à un enjeu bien plus structurel de vivre ensemble dans la société française, qu’on ne peut traiter sur le seul registre de la délinquance.

Jacques de Maillard

Professeur de science politique à l’université

de Versailles – Saint-Quentin et directeur adjoint du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip)

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