La star de la pop libanaise, Fadel Shaker, passe du micro au djihad

La star de la pop libanaise, Fadel Shaker, passe du micro au djihad
Star de la pop libanaise, le chanteur a quitté la scène pour se convertir au salafisme. Ses ennemis : le Hezbollah et le régime syrien. Assiégé dans une mosquée près de Saïda, " Hadj Fadel " combat, depuis le 23 juin, l’armée

Il n’avait jadis qu’un mot à la bouche, " habibi " (chéri/e), susurré dans ses chansons de pop arabe, tendance romantique. Désormais, c’est " hadj " que Fadel Shaker emploie à l’envi. Comme dans ces interviews à la télévision libanaise où il remet en place les journalistes qui l’appellent directement par son nom. Il n’est plus Fadel Shaker, la star arabe aux allures de play-boy, mais " Hadj Fadel ", un néosalafiste barbu qui appuie la rébellion syrienne et a pris le fusil à Saïda, sa ville natale située au sud de Beyrouth. Entouré de son mentor, le cheikh Ahmed Al-Assir et de quelque 120 supporters, " Hadj Fadel " a soutenu, dimanche 23 et lundi 24 juin, un siège sanglant dans la mosquée d’Abra : 16 soldats de l’armée libanaise ont trouvé la mort avant de réduire ce maquis islamiste naissant.

" Hadj " est le surnom donné aux pèlerins revenus de La Mecque. C’est aussi le qualificatif dont s’affublent les membres du Hezbollah pour montrer leur piété. Avec le Hezbollah, le principal parti chiite au Liban, Fadel Shaker, 44 ans, n’a pourtant rien en commun. Il le déteste même. La toute-puissance du Hezbollah a été le premier déclic dans la conversion du chanteur au radicalisme sunnite, jusqu’à devenir le bras droit du cheikh salafiste Ahmed Al-Assir qui défraie la chronique depuis plus d’un an. " Quand le parti de l’Iran – le Hezbollah – luttait contre Israël, j’étais à 100 % avec lui, dit-il dans un bureau sans âme d’Abra, le fief du cheikh en banlieue de Saïda, où nous l’avons rencontré juste avant la bataille rangée qui a pris fin lundi soir. Puis il y a eu l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri en 2005 – quatre membres du Hezbollah sont accusés de ce meurtre par la justice internationale – . Puis mai 2008, quand ses miliciens ont attaqué les sunnites à Beyrouth. Et enfin, son soutien à Bachar Al-Assad. Les sunnites se sentent frustrés. Et ils n’ont pas de protecteur. Le cheikh – Al-Assir – parle vrai. "

La révolte syrienne a agi comme un détonateur : " Les massacres, les viols de femmes, les enfants tués, les mosquées détruites : comment rester les bras croisés ? " Sa carrière de crooner s’était envolée au début des années 2000, le rendant populaire du Maghreb aux pays du Golfe. Elle chavire quand il apparaît à un meeting salafiste en soutien à la révolte syrienne organisé par le cheikh Al-Assir en plein coeur de Beyrouth, en mars 2012. Nombre de Libanais sont perplexes ; les railleries fusent. On était plutôt habitué à l’entendre entonner son tube Ya Ghayeb : " Oh, mon amour, ne t’en va pas, tu es mon destin. (…) Je sacrifierais la terre entière pour toi. " Le voilà qui reçoit du religieux d’Abra un baiser sur le front, telle une bénédiction. La manifestation propulse le cheikh du statut de petit imam radical de quartier au rang de leader salafiste controversé.

Avec lui, Fadel Shaker a l’impression d’ouvrir enfin les yeux. " Etre chanteur, ce n’était pas ma voie. Grâce à Dieu, je mène aujourd’hui une vie religieuse. Je suis en paix. Je ne regrette rien de mon passé. Mon devoir, c’est de combattre les oppresseurs et de défendre les gens de ma confession ", commente l’ex-chanteur. Mais il ne tourne pas tout de suite le dos à la carrière qui l’a rendu richissime – une villa estimée à 4,5 millions de dollars, plusieurs terrains, un restaurant à Saïda où l’on venait festoyer, chanter et danser, désormais vendu. En mai 2012, Fadel Shaker partage l’affiche d’un festival au Maroc avec Lenny Kravitz, Mariah Carey ou Jimmy Cliff. Aujourd’hui, il jure que tout cela est fini, que chanter est " haram " (un péché). Que l’amour qu’il a loué dans ses mélopées est un vice. A la manière des islamistes, il ne serre plus la main des femmes.

De vice, il ne s’en autorise plus qu’un : fumer. Des Davidoff. Tout en reconnaissant, avec une pointe d’humour, que c’est aussi " haram". Look sportif, " Hadj Fadel " se montre chaleureux, gai, loin du cliché de l’extrémiste austère. Il a le sens de la communication, à la manière de son mentor. Le cheikh Ahmed Al-Assir, bête médiatique, multiplie depuis mars 2012 les interviews mielleuses, se présentant comme le chantre de la coexistence religieuse, le pacifique, le défenseur de la légalité (contre l’arsenal militaire détenu par le Hezbollah, seule milice à ne pas avoir désarmé après la guerre civile de 1975-1990 au nom de la " résistance " contre Israël).

Les propos du cheikh se sont radicalisés jusqu’à appeler au djihad en Syrie en réaction à l’engagement militaire du Hezbollah aux côtés du régime de Bachar Al-Assad. Il y a quelques jours, il avait déjà fait le coup de feu avec ses hommes, contre un immeuble abritant des caches d’armes du Hezbollah, avant d’échanger des tirs contre un groupuscule allié au parti chiite. Dans cette bataille, Fadel Shaker avait pris les armes, racontait-il crânement dans son petit bureau d’Abra, où plusieurs lance-roquettes étaient stockés derrière un rideau.

Longtemps resté en retrait, semblant ne relever que d’un épiphénomène pittoresque, Fadel Shaker s’avère en fait bien plus important. Mais là où le cheikh lisse son image en cherchant à rassurer, Fadel Shaker, lui, ne se censure pas. La haine antichiite est son moteur. Il tient à l’encontre des chiites des propos outranciers : " Les chiites sont pires que les juifs. Les juifs, eux, ont au moins un livre – sacré – . Mais les chiites, on ne sait pas quelle est leur religion. En Syrie, ils tuent nos frères sunnites et détruisent nos mosquées. Ils sont prêts à tuer – les sunnites – jusqu’au Golfe. Ce sont des infidèles, ce ne sont pas des musulmans, ce n’est pas vrai que le Coran est leur livre. Ce sont des menteurs. Ils disent une chose et en font une autre. " Voilà ressurgie la vieille théorie de la " taqqiya " (l’autorisation de dissimuler sa foi pour échapper à une persécution) qui voudrait que les chiites soient tous des menteurs par nature. Une théorie aussi vieille que la rupture de l’islam, au VIIe siècle, entre ses deux branches, sunnite et chiite.

Dans un contexte de tensions exacerbées par la guerre en Syrie où les sunnites soutiennent la rébellion et les chiites le régime, les propos de Fadel Shaker font mouche. Mais l’ex-chanteur n’use pas que de la parole, il puise dans sa fortune. Selon des médias proches du Hezbollah, il serait l’un des financiers du cheikh Al-Assir et un intermédiaire pour les fonds en provenance du Golfe. Fadel Shaker affirme que ses dollars ne servent que les rebelles syriens. " Depuis le début, j’ai aidé la révolte en envoyant des médicaments, de la nourriture, des armes, assure-t-il. Avec mon argent. J’ai déjà vendu des terrains, je compte en vendre d’autres, ainsi que ma villa, pour servir les moudjahidin – combattants au nom du djihad – prêts à stopper le parti iranien – le Hezbollah – en Syrie. " Quels rebelles, quelles régions de Syrie a-t-il financés ? Il ne donnera aucun détail.

Selon une bonne source à Aïn El-Heloué, le plus grand camp de réfugiés palestiniens du Liban et le plus dangereux par la présence de fondamentalistes armés qui s’y cachent, Fadel Shaker y " distribue aussi de l’argent pour enrôler les jeunes auprès d’Ahmed Al-Assir. Avant, il était célèbre pour ses chansons, désormais c’est pour son embrigadement ".

" Hadj Fadel " a grandi à deux pas de là, à Tamir, un quartier miséreux qui borde le camp. Son père est chauffeur. Lui pousse la chansonnette dans les mariages. Avant de devenir une star. Puis un homme en colère, prêt à payer le prix de son nouvel engagement. Des supporteurs du Hezbollah et d’Amal, un autre parti chiite, ont partiellement saccagé sa villa, mardi 18 juin, lors des premiers accrochages à Saïda. Lui affirme qu’on lui a dérobé des biens pour une valeur de 1 million de dollars. Ses détracteurs se gaussent. La villa, qu’il a désertée depuis des mois, a été laissée ouverte aux journalistes pour qu’ils contemplent le forfait des voyous. Des douilles de munitions jonchent plusieurs pièces ; impossible de dire ce qui tient du réel ou de la mise en scène. Souvenir des années de gloire que tant ont dû lui envier, ces photographies dans la chambre à coucher : on y voit le chanteur un micro à la main, prenant la pose avec sa ravissante épouse palestinienne, ou encore avec ses enfants. Une dolce vita désormais révolue.

Fadel Shaker est devenu méconnaissable, comme enragé. Face à une caméra, il a menacé de mort, le 19 juin, un élu des environs de Saïda : " Je vais te tuer, espèce de chien de cochon ! " Son mentor s’est empressé de minimiser ces propos " prononcés sous le coup de la colère ". Lui ne renie rien : il a posté la vidéo sur son compte Twitter. Plus tôt, c’est un cheikh sunnite de Saïda allié au Hezbollah, Maher Hammoud qui, si l’on en croit l’intéressé, avait reçu des menaces de Fadel Shaker. " C’est un homme très vulgaire, c’est tout ce que je peux dire de lui ", assène le cheikh Hammoud depuis son QG, un sous-sol soigneusement gardé. Et puis il y a encore l’armée, ou plutôt ses services de renseignement, que " Hadj Fadel " invective, régulièrement, affirmant qu’ils sont de mèche avec le Hezbollah.

Dimanche 23 juin, la tension accumulée ces derniers jours a explosé : les partisans du cheikh Al-Assir ont donné l’assaut à un barrage de l’armée, qu’ils accusaient de chercher à les étrangler. Visé par un mandat d’arrêt, Fadel Shaker était en fuite lundi soir – tout comme Ahmed Al-Assir. Ultime dérapage, il s’est vanté dans une vidéo postée sur YouTube d’avoir tué deux militaire et blessé cinq soldats.

Laure Stephan

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