La liberté guidant Medhi (Le Monde)

Lundi 7 juin, au Théâtre du Rond-Point, à Paris, devant un parterre de ministres, d’artistes, et même un ancien chef de l’Etat, des jeunes des quartiers ont raconté leur parcours. Sur la même scène que Jamel Debbouze ou Isabelle Adjani, eux aussi de la fête, ils ont dit comment, au bout d’un parcours atypique, ils ont intégré de prestigieuses écoles d’art, qui leur semblaient interdites.

Dans la salle, Medhi Méchéour, étudiant de l’Ecole du Louvre, s’est remémoré sa propre histoire. Ce jour où, chez lui devant son ordinateur, il a balayé la liste des reçus au concours de cette institution du monde artistique. Il a vu son nom. A cru à une erreur, un bug. Il s’est déconnecté, a renouvelé la procédure. Le site de l’Ecole du Louvre, d’abord. Les admis aux concours, ensuite… Il a descendu l’alphabet A, B… sauté très vite à la lettre M : Medhi Méchéour…

Son nom à lui, gamin des quartiers nord de Marseille, pur produit des écoles ZEP (zone d’éducation prioritaire), était bien là. Lui, le fils d’un père illettré reparti en Algérie et d’une auxiliaire de vie en charge seule de ses cinq enfants, avait donc réussi ce concours ultra-sélectif.

Rien n’était gagné. "Pour moi, les musées, c’étaient des souvenirs de sorties à l’école primaire. J’ai fait toutes mes études en ZEP, redoublé mon CE1, afin, a-t-on dit alors, de me séparer des copains avec qui je volais les limonades et les gâteaux dans le bureau du directeur. En collège, mon comportement dilettante m’a valu d’être orienté vers la plomberie avant un repêchage in extremis pour la voie générale. En terminale, je travaillais chez moi, pas si sûr d’avoir le bac."

C’est à la fin de son année de terminale que la proposition est arrivée au lycée. Une fondation d’entreprise, Culture & Diversité, qu’il ne connaissait pas, offrait un stage d’une semaine à quelques jeunes motivés pour préparer les écoles d’art. Tous frais payés, à Paris où il n’était jamais allé. L’offre allait lui passer sous le nez : pas assez sérieux, pas assez assidu, jugeaient ses profs. "Ils ne voyaient en moi que le dilettante. Ce n’était qu’une facette. J’ai obtenu au dernier moment l’autorisation d’envoyer mon dossier."

Medhi Méchéour avait le profil type pour être aidé par ce mécénat qui accompagne des jeunes de l’éducation prioritaire ou de milieux défavorisés vers la découverte des arts, mais surtout – et c’est un cas unique – la poursuite d’études artistiques dans des grandes écoles du secteur.

Créée en 2006 par Marc Ladreit de Lacharrière, patron de Fimalac et Fitch Ratings – l’agence de notation européenne -, la Fondation Culture & Diversité est dotée de 15 millions d’euros abondés annuellement par les 700 000 euros de bonus reversés par son créateur (qui a une participation indirecte dans le journal Le Monde). "Toute personne qui réussit professionnellement doit se mettre au service de la cité et travailler à la cohésion sociale", théorise ce fils de bonne famille ardéchoise, énarque, qui a monté lui-même son groupe aujourd’hui valorisé à près d’un milliard d’euros.

Il défend la notion de capitalisme de solidarité. Ses modèles, toutes proportions gardées, ont pour nom Warren Buffett et Bill Gates. Avec les 75 % de Fimalac, cette "petite grande fortune" aimerait faire école.

Aux yeux de Marc Ladreit de Lacharrière, depuis longtemps mécène, l’art est facteur de cohésion sociale, d’"harmonie". "Qu’ils viennent des milieux bourgeois ou des zones défavorisées, les jeunes auront le même langage s’ils vivent les mêmes expériences culturelles", plaide celui qui est aussi patron de la Revue des deux mondes. "A contrario, si l’on n’arrive pas à créer cette symbiose, la société restera morcelée" et continuera d’exclure, de produire ses ghettos. Forte de cette idée, Culture & Diversité développe un programme original d’égalité des chances et d’intégration dans le monde artistique.

La fondation développe également des actions de sensibilisation. Quelque huit mille jeunes ont déjà bénéficié d’une offre. Tous issus de zones difficiles et scolarisés dans 130 établissements qui disposent d’options artistiques, ils sont invités au théâtre, à des réunions d’information sur les métiers de la culture, à des rencontres avec des professionnels. Désacralisation d’un monde.

Nathalie Broux, enseignante de français au lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), a bénéficié de ce programme. "Cette année, j’ai emmené mes élèves de seconde à cinq représentations au Théâtre du Rond-Point, qui est un des vingt partenaires de la fondation. Ça a été cinq moments d’exception à l’issue desquels le théâtre est vraiment devenu pour eux un lieu comme les autres qu’ils se sentent autorisés à fréquenter", se réjouit-elle. "Et ça fait un bien fou à tout le monde de sortir de ce face-à-face entre élèves et profs. Cela ouvre les élèves à un univers dont ils ignorent tout, et la classe à une autre dimension", analyse Jean-Louis Bourdon, un chef d’établissement.

Pour bien des adolescents, l’entrée dans l’art est un vrai choc. Le passage dans un monde sans code-barres : lorsqu’un ado demande pourquoi un tableau de maître n’a pas d’étiquette, pas de prix, alors s’engage un dialogue qui lui permet de passer la frontière de son monde pour devenir spectateur.

Une métamorphose qui va peu de soi dans une société où la fréquentation des beaux-arts reste un privilège de classe. Selon l’Insee, seuls 6 % des ouvriers sont allés au moins une fois au théâtre en 2009, contre 36 % des cadres. Les réticences à franchir le seuil d’un musée sont pires encore. Parce que la confrontation à l’oeuvre renvoie à une image de soi. Difficile donc de s’improviser amateur.

Et plus encore d’en faire son métier. Dans un pays où 35 000 jeunes étudient dans ce secteur, où chaque année 10 000 sortent diplômés, la banlieue resterait-elle condamnée à s’orienter vers les métiers du bâtiment ? L’éducation nationale réussit au fil des ans à élargir le profil social des ingénieurs ou des managers, en matière de culture. Mais le compte n’y est pas vraiment.

Dans les écoles d’art qui forment à bac + 4, 39 % des étudiants ont toujours un parent cadre, et 23 %, les deux. "Outre le manque d’informations, qui fait que de nombreux lycéens ignorent tout des filières de ce secteur, ils s’interdisent de rêver à une carrière artistique. Trop aléatoire", regrette Eléonore de Lacharrière, la déléguée générale, fille du fondateur.

"On est des petites vedettes rapides à côté du gros paquebot de l’éducation nationale", résume Marc Ladreit de Lacharrière. Son implication ne résout ni la crise des banlieues ni le creusement des inégalités sociales.

Aller au théâtre ou au musée ne transforme pas non plus les plus remuants des collégiens en angelots. Dans une cité de l’Essonne, où un établissement est partenaire, les convives de la fondation, venus à une représentation de théâtre dans l’établissement, sont repartis les poches allégées. Dans un autre lycée, c’est tout le matériel vidéo qui a été volé. Mais la directrice générale ne se décourage pas, remet chaque matin l’ouvrage sur le métier.

Heureusement, il y a aussi les grands soirs fédérateurs. Comme celui du 7 juin. "Moi qui connais leurs multiples galères, vous n’imaginez pas ce que c’est de voir mes élèves s’emparer de la scène…", se réjouit Nathalie Broux. Qu’ils aient dans leur public un ancien chef de l’Etat, une brochette de ministres – Luc Chatel et Frédéric Mitterrand -, peu leur importe. La scène était à eux, avant qu’ils ne la libèrent pour le chef d’orchestre Laurent Petitgirard, puis pour un spectacle inédit de Jean-Michel Ribes.

Au lendemain de cette quatrième soirée anniversaire, la fondation continuera d’élargir ses actions. Elle essayera de faire connaître les écoles d’art que trente-neuf jeunes ont déjà intégrées grâce à elle ; elle leur racontera encore et encore les parcours pour y accéder et les débouchés ; leur offrira aussi des bourses d’études.

Elle a mis en place l’été 2009 et réorganisera en juillet un stage de préparation à la prestigieuse Fémis, voie royale pour le monde du cinéma. Pour cela, elle initie une vingtaine de jeunes gens aux métiers de ce secteur, leur trouve des stages. Cette année, elle met aussi en place une filière d’aide pour intégrer les écoles d’architecture ; elles aussi trop bourgeoises avec leur moitié d’enfants de cadres.

Le projet le plus avancé reste celui des écoles d’art, que suit Medhi Méchéour. "Nous l’avons monté avec la fondation parce qu’au lendemain des émeutes de 2005 dans les banlieues, nous avions envie d’ouvrir notre école à la diversité, d’en finir avec l’image d’une institution pour jeunes filles de bonne famille", résume Philippe Durey, le directeur de l’Ecole du Louvre, qu’ont rejoint seize jeunes de la fondation à la rentrée 2009 contre sept en 2008.

Aujourd’hui, Medhi Méchéour vient d’y terminer sa première année. Avec sa bourse Culture & Diversité, qui double sa bourse sur critères sociaux, sa chambre à la Cité internationale, le tutorat offert par la fondation, le jeune homme s’autorise un peu à rêver. Commissaire-priseur ? publicitaire ? galeriste ? Les bons jours, il rêve, se demande : "Pourquoi pas moi ?" Les autres…, il culpabilise, se demande s’il n’est pas en train de trahir son milieu. Sa mère, pour qui le Louvre est resté un mythe jusqu’à ce qu’elle lui rende visite cette année, à l’occasion de son premier voyage à Paris.

C’est aussi ça le dilemme des transfuges sociaux. Ravis et gênés à la fois d’avoir changé de monde. Même si, à force de fréquenter les galeries ou les musées, Mehdi Méchéour les a un peu apprivoisés. Sans doute n’est-ce pas un hasard si un de ses tableaux préférés reste La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix.

Maryline Baumard

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