La grande peur des musulmans face à la montée du nationalisme hindou

C’est un carré de terre sèche battu par un vent brûlant. Une centaine de tentes de fortune, bric-à-brac de toile gondolé par les bourrasques, y sont plantées entre champs de canne à sucre et de blé coupé. Akbari Begum se couvre les yeux de son châle vert pomme pour se garder des rafales de poussière. Et elle raconte par le menu cette journée du 7 septembre 2013 quand elle a dû fuir son village. " Ils avaient lancé des menaces : “On va brûler vos maisons, on va vous tuer.” " Alors, elle s’est cachée toute la nuit dans les plants de canne à sucre avant de rejoindre ce camp de Malakpur érigé à la hâte. Là, elle a appris que quinze habitants de son village avaient été tués et toutes les maisons brûlées.

Akbari Begum est une musulmane du district de Shamli, situé dans le nord-ouest de l’Uttar Pradesh, l’Etat le plus peuplé de la fédération indienne. Et les assaillants de son village appartiennent à la communauté des Jat, une caste paysanne hindoue de rang moyen.

Hindous contre musulmans : cette flambée de violence de l’automne 2013 en Uttar Pradesh, principalement concentrée sur les districts de Shamli et Muzaffarnagar, a fait ressurgir les vieux démons de la haine confessionnelle en Inde alors que les tensions religieuses semblaient s’être apaisées depuis une dizaine d’années à la faveur de l’émergence économique du pays. Ce bilan de 62 morts (42 musulmans et 20 Jat) et de 50 000 déplacés a sonné comme une anomalie, un accident prenant le cours de l’histoire à contre-pied.

A l’heure où Narendra Modi, tête d’affiche de la droite nationaliste hindoue du Bharatiya Janata Party (BJP), mène une campagne jugée prometteuse par ses partisans à l’occasion des élections législatives en Inde – s’échelonnant du 7 avril au 12 mai –, le drame de Shamli-Muzaffarnagar illustre les craintes de la minorité musulmane (14 % de la population indienne).

M. Modi a beau polir ses discours afin de donner de lui une image modérée et honorable, en rupture avec sa réputation désastreuse héritée des émeutes antimusulmanes de 2002 (environ 2 000 morts) dans le Gujerat dont il est le chef de l’exécutif depuis 2001, les musulmans ne sont guère convaincus de son apparente métamorphose. " Si Modi arrive au pouvoir en Inde, il y aura des émeutes contre les musulmans, s’alarme Mohammad Mustakim, un ouvrier agricole réfugié dans le camp de Malakpur. Nous serons coupés en morceaux. "" Modi est un ange de la mort ", enchaîne Mehmood Begum, une autre villageoise déplacée. Peur irrationnelle ?

Les musulmans de Shamli-Muzaffarnagar affirment avoir quelques sérieuses raisons de douter des intentions du BJP. Car ils ont vu les hommes de M. Modi à l’œuvre dans la genèse du drame qui les a frappés à l’automne. Le conflit a pour origine un incident ayant opposé des jeunes des deux communautés : une fille jat avait été harcelée par un garçon musulman.

De proche en proche, agressions et ripostes ont empoisonné l’atmosphère jusqu’à culminer le 7 septembre 2013 dans une débauche de violences. " Des dirigeants du BJP sont venus ici faire des déclarations incendiaires afin de dresser les Jat hindous contre les musulmans. Il s’agissait d’un plan bien préparé ", affirme Barkatulla Amin, directeur adjoint de la madrassa (école coranique) Arabiya Isha-Atul Islam, située à Kairana, non loin du camp de déplacés. La méthode est éprouvée en Inde : accentuer les clivages communautaires afin de consolider son électorat de référence avant un scrutin. Les nationalistes hindous avaient déjà recouru avec succès à cette stratégie de mobilisation tout au long des années 1990.

De nombreux analystes soulignent que les émeutes de Shamli-Muzaffarnagar relèvent d’un scénario similaire, celui d’une polarisation religieuse délibérément attisée par des hommes politiques en campagne. Dans cette région pauvre du nord-ouest de l’Uttar Pradesh, où l’état des routes est digne d’un pays sous-développé, Jat et musulmans avaient jusqu’alors cohabité sans heurts majeurs. " On votait même autrefois pour le même parti local ", lance Barkatulla Amin.

La dérive a véritablement commencé quand la concurrence s’est exacerbée dans cette zone entre deux partis, le BJP et le Samajwadi Party (Parti socialiste, SP). Le BJP cherche à passer pour le sauveur des hindous tandis que le SP, qui dirige l’Uttar Pradesh depuis 2012, aspire au rôle de protecteur des musulmans. Lors de la tragédie de Shamli-Muzzafarnagar, l’administration locale SP aurait laissé la situation dégénérer, selon ses critiques, afin de conforter le sentiment d’insécurité des musulmans et donc affermir son contrôle sur la communauté. Ou comment les émeutes éclatent en Inde.

Les Jat ne démentent pas franchement cette lecture des événements. Rajveer Singh Mundet caresse souvent sa barbe blanche quand il parle. On le rencontre dans le bureau de son organisation, Akhil Bhartiya Jaat Manch, un mouvement défendant les intérêts des Jat. La pièce est exiguë. L’air étouffant n’est que timidement rafraîchi par les pales d’un ventilateur rivé au plafond écaillé. Dehors, la clameur de la rue de Shamli est assourdissante.

Rajveer Singh Mundet conteste évidemment la version des musulmans sur la séquence des incidents ayant abouti à la tuerie du 7 septembre 2013. Mais il ne nie pas que les nationalistes hindous du BJP, ceux-là mêmes pour qui il va " désormais voter ", ont jeté de l’huile sur le feu. " Nous mangions naguère dans les mêmes plats que les musulmans, affirme-t-il. Nous étions même plus proches des musulmans que des hautes castes hindoues. Puis les gens du BJP et du SP sont venus de l’extérieur. Ils ont œuvré de concert pour enflammer les passions. "

A plus long terme, une fois les récentes passions retombées, Rajveer Singh Mundet est confiant dans l’espoir d’un futur rapprochement entre Jat et musulmans. " Nous nous réconcilierons plus tard ", prévoit-il. En attendant, les musulmans cultivent leur frayeur de M. Modi.

Frédéric Bobin

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