«La Libye nouvelle se bâtira dans l’islam»

«La Libye nouvelle se bâtira dans l’islam»
Le ministère des Affaires religieuses de Benghazi est un délire de cimentier qui domine la mer avec, en son cœur de béton, un coran de marbre de trois tonnes. Nommé à sa tête par le Conseil national de transition (CNT), le cheikh Meftah Ameur al-Farjani, 52 ans, est monté dernièrement en grade de manière vertigineuse. Le voilà au sixième étage. Avant la révolution, le religieux était affecté «au pool des secrétaires», au premier, accusé sous le régime de Kadhafi, du moins c’est ce qu’assurent ses détracteurs à Benghazi, d’avoir puisé dans la caisse des quêtes. De retour en grâce, le cheikh Al-Farjani a pris de la hauteur et a immédiatement banni le maquillage chez les secrétaires.

Il se présente lui-même comme «un homme simple», qui aime citer les proverbes et utilise un langage fleuri pour parler de la réputation «salafiste» de Benghazi et de sa région : «Le peuple libyen est modéré par nature et le salafisme ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan de la pratique religieuse. C’est vraiment très exagéré, car il y a beaucoup trop de fantasmes chez les Occidentaux sur la supposée présence d’Al-Qaeda, par exemple dans l’est du pays. Les Occidentaux ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas et font beaucoup de bruit sur les armes et l’islam depuis la fin de la guerre.»

Flou. Le cheikh s’assure lui-même que, chaque vendredi, les imams de la région de Benghazi «répètent aux fidèles de remettre leurs armes maintenant que la guerre est terminée, car il en va de la Libye nouvelle». Cela dit, la kalachnikov, instrument symbole de la révolution, peut aussi servir à des fins plus profanes, toujours selon Al-Farjani : «Je dois dire que, moi-même, je suis partagé sur ce désarmement, car le Libyen doit aussi se protéger, lui et sa famille. Savoir qu’un homme est armé sera très dissuasif pour le brigand qui tentera de rentrer par effraction chez un homme honnête qui respecte les principes de l’islam.» Afin d’être bien compris, il prend un exemple. «Nous ne sous-estimons pas la présence d’une cinquième colonne, pourquoi pas d’ailleurs des espions israéliens à la solde des anciens partisans de Kadhafi ? Pour le moment, la paix n’est pas tout à fait revenue et il convient de se montrer vigilant», explique-t-il en faisant référence aux sérieux accrochages à Zaouia (ouest) la semaine dernière. Le religieux, originaire de Syrte, comme Kadhafi, demeure flou sur ses ambitions mais, selon un ex-inspecteur de police qui a rejoint la révolution, «Al-Farjani n’a pas toujours été un antikadhafiste farouche et s’activerait à créer un parti salafiste dans les prochains mois, en contact étroit avec une antenne britannique». Ce dernier assure que ce ne sont que «des rumeurs malveillantes et que sa mission est strictement religieuse».

A Benghazi, Ismaïl Sallabi, 37 ans, s’est distingué pendant six mois sur tout le front Est et à Misrata à la tête de la brigade du 17 février. C’est l’homme fort de la ville. Redouté, il est l’un des sept frères d’Ali, le plus connu des Sallabi. Ali est cet imam lié aux Qataris qui a l’ambition de créer son parti, inspiré du modèle tunisien d’Ennahda. Il y a deux mois, il avait fustigé l’ancien Premier ministre, Mahmoud Jibril, qu’il jugeait trop laïc. Ismaïl, qui a repris son commerce d’électroménager avec ses frères, s’est «immédiatement replongé dans les études de la charia». Il s’excuse de «recevoir désarmé». C’est un homme de 43 ans, barbu, charpenté, dans les 100 kilos et qui n’avance pas masqué : «Les journalistes parlent de moi et d’Al-Qaeda sans m’avoir rencontré. Oui, la Libye nouvelle se bâtira dans le cadre de l’islam et de la charia. Oui, j’ai été opprimé pour mes supposées idées salafistes, et cette nouvelle liberté gagnée sur le tyran sera aussi une nouvelle liberté d’expression religieuse dans le cadre donné par l’islam.» Ismaïl Sallabi voit ainsi la Libye de demain : «Travailleuse, totalement souveraine, il lui faut le meilleur puisque nous avons les moyens de nous payer les biens matériels. Mais la reconstruction sera aussi spirituelle et se fera selon les principes de l’islam.»

Ismaïl Sallabi n’est toutefois pas que pure foi, il s’active dans le commerce. Le chef de guerre n’a pas donné congé à ses troupes et dit, en excellent acteur, «que ça lui pèse», car il aurait aimé retourner à ses «études» et à son commerce de «climatiseurs». Mais, selon lui, la région, qui n’a pourtant pas connu de combats depuis six mois, ne serait «pacifiée qu’en surface». Il s’en explique : «D’abord, il n’y a pas d’armée nationale, et à qui confier ces armes ? Ensuite, je garde 200 hommes armés [le double selon des sources à Benghazi, ndlr] si d’aventure le nouveau gouvernement n’était pas capable d’assurer la transition dans l’esprit de la révolution.» Ce qui signifie ? «Que nous ayons à la tête des gens capables de gérer le pays, toujours dans le cadre imposé par l’islam et la charia.» Ismaïl explique que «oui, c’est vrai, sur le front, notre brigade a eu la réputation d’être proche des idées d’Al-Qaeda». «Mais croyez-vous que si nous l’avions été pour de bon, des journalistes seraient là pour en témoigner ? Je rappelle que nous avons assuré leur sécurité devant leur hôtel pendant la guerre, ainsi que celle de Sarkozy lors de sa visite à Benghazi», ajoute-t-il en riant.

Accusé d’avoir donné l’ordre de supprimer Abdelfatah Younès, le chef d’état-major du CNT, le 28 juillet, Sallabi avance sa version : «Ce ne sont pas des extrémistes religieux, ni des gens de chez moi qui l’ont supprimé : il est mort à la suite d’un règlement de compte perpétré par d’anciens prisonniers de Younès qui, du temps où il était encore ministre de l’Intérieur de Kadhafi, avait la réputation d’un homme cruel.» Avec d’infinies politesses, Sallabi s’excuse de devoir abréger. C’est le jour de la célébration des martyrs de sa brigade. Il a, sur ses fonds, organisé «cette petite fête, où l’on priera et mangera ensuite en l’honneur de nos combattants». Il doit y prononcer un petit discours.

Linotypiste. A plus de 300 km à l’est, la ville côtière de Derna serait aux mains de supposés jihadistes. Sur quatre pages, le bulletin hebdomadaire des combattants de la katiba («brigade») des Martyrs d’Abou Salim de Derna en comporte deux sur la façon la plus respectueuse de s’habiller pour la prière du vendredi et, surtout, sur «la nouvelle Constitution qui devra respecter la charia», avec les avis de grands docteurs de la foi de l’université Al-Azhar du Caire. Une page est consacrée à la prise de huit packs de bières et trois kilos de haschisch lors d’une descente chez un bouilleur d’alcool clandestin : «Une victoire sur Satan», dit le bulletin.

Le cheikh Abdelkader Abdelsallam Azouz, 44 ans, barbu, avec des lunettes de linotypisteselon ses mots, est aussi chef de guerre, professeur d’anglais et d’études coraniques. Selon lui, la réputation faite à Derna par la presse serait totalement fausse : «J’ai déjà reçu plein de journalistes anglo-saxons et je leur ai dit que tout cela était du domaine de la manipulation entretenue par l’ancien régime et qu’il était stupide de vouloir établir un émirat islamique dans un pays déjà islamique !» Sur le coffre-fort Fichet du cheikh, un échantillon de munitions diverses, dressées comme des fusées, du 14,5 mm jusqu’à la roquette Grad : «Notre katiba sera désarmée une fois la paix revenue, et surtout une fois que la Constitution sera mise en place sur les fondements du droit islamique.»

Joint par téléphone, Hassadi Abdelhakim, beau-frère du cheik et ancien prisonnier de Guantánamo, a décliné l’interview, prétextant qu’il avait déjà «tout dit à la presse» et qu’il voulait la tranquillité «pour ne pas nuire à la réputation de Derna et à celle de la katiba». Nasser Mohamed, 33 ans, un longiligne ombrageux en treillis sable, ancien combattant sur le front Est, autrefois commerçant «en matériaux de construction», a aussi connu la prison, celle d’Abou Salim, pendant un an : «J’ai été raflé un matin de mai 2009 à la sortie de la mosquée, lors de la prière. On m’a pris pour un partisan d’Al-Qaeda. Mon seul tort, c’est d’être pieux.» Et d’ajouter, sans jamais hausser le ton : «On pourrait reprendre le combat si nos libertés religieuses n’étaient pas assurées et que la charia, comme source d’inspiration, était bafouée.»

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