L’islam, cause ou symptôme de la crise?

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À partir des questions d’actualité liées à l’islam et ses problématiques qu’il pose à travers les musulmans en France, j’ai essayé d’ouvrir des voies de réflexions fondamentales pour repenser l’islam et ses pratiques à partir de la réalité laïque française. L’imam que je suis est ici à la fois pasteur et docteur. Il a une double fonction: liturgique et pastorale d’une part et docteur de la loi (Mufti), d’autre part en tant qu’interprète des Textes sacrés. Autrement dit, praticien et théoricien. C’est dans cette optique qu’il faudrait lire mon livre-entretien (voir plus bas).

Dans ce billet, je proposerai une analyse sommaire de la visibilité de l’islam en France: est-elle source du problème identitaire national ou un simple marqueur sociologique? Puis, je proposerai quelques perspectives théologiques pour une présence musulmane paisible.

Ma réflexion admet par conséquent un aspect pragmatique pour résoudre une question musulmane concrète liée au contexte laïque français. Il propose implicitement une refondation herméneutique des Textes de l’islam et une inventivité méthodologique plus fondamentale et plus générale de la religion musulmane. Ce projet n’a donc pas pour seule ambition de s’arrêter à nos frontières françaises.

L’islam, cause ou symptôme de la crise ?

Devenu un lubrifiant de la machine politicienne, le thème de l’islam apparaît à chaque échéance électorale. À la fin de l’année 2009, juste avant les élections régionales, le président de la République Nicolas Sarkozy a lancé un débat national sur l’identité française.

Ayant été invité moi-même à participer à ce débat dans ma région, en Gironde, j’ai pu mesurer le degré émotionnel et irrationnel du débat et les incohérences de certaines réflexions qui ne convainquent même pas ceux qui les avançaient. Ce même thème fut repris une deuxième fois par Nicolas Sarkozy comme une stratégie pour les présidentielles. On connaît tous la suite de cette tactique politicienne. Elle s’est soldée par un échec et n’a fait que renforcer davantage l’extrême-droite. Aujourd’hui, une certaine droite qui se veut décomplexée s’obstine encore à continuer dans cette voie pour accéder au pouvoir et parfois pour des ambitions personnelles. Ce jeu politicien fragilise la démocratie.

De l’immigration, le débat passe sans transition à l’islam et au terrorisme, en passant par le fondamentalisme et l’intégrisme. Délinquance, violence, sexisme, terrorisme, islamisme…, tous ces mots évoqués parfois dans un même discours donnent l’impression aux Français qu’il y aurait un déterminisme islamique qui expliquerait ces phénomènes. Ce genre de glissement sémantique sème la confusion. Il laisse entendre que les musulmans sont tous et partout les mêmes, inflexibles et insensibles à l’environnement, comme si le Coran était leur code génétique. Comme s’il suffisait de consulter le Coran pour comprendre les musulmans, et de scruter les comportements des musulmans pour comprendre le Coran.

Cette erreur s’explique en partie par un sentiment de défiance à l’égard de l’islam qui remonte au Moyen-Âge chrétien et qui s’exprime aujourd’hui en langage laïque. En effet, l’histoire laisse toujours ses traces -conscientisées ou non- dans les mentalités: les croisades "religieuses" il y a longtemps; la guerre coloniale séculière, notamment d’Algérie, dont la plaie n’est pas encore fermée.

Quant à la crise identitaire française actuelle, elle est d’abord liée à un modèle d’intégration qui ne répond plus à la réalité nouvelle de notre monde et à la nouvelle configuration de notre société française désormais pluriculturelle et multiconfessionnelle. Aussi le système scolaire reproduit-il les exclusions et les inégalités de la société qui touchent en premier chef des jeunes issus de l’immigration, comme on aime encore les appeler alors qu’on est à la quatrième génération. Une des raisons de cette crise revient à une politique de la ville et du logement, de droite comme de gauche d’ailleurs, qui a procédé par relégation géographique et urbaine de cette population. Cette politique contre la mixité sociale fut à l’origine d’un communautarisme non choisi, et dont on accuse aujourd’hui paradoxalement cette population. Ce qu’on qualifie de communautarise religieux musulman n’a fait que se greffer sur ce communautarisme économique. Une sorte de religiosité identitariste par défaut.

Néanmoins toutes ses explications franco-françaises ne peuvent être les seules raisons de la crise de l’identité française. Il y a d’autres facteurs extrinsèques. Effectivement, la France européanisée puis mondialisée est emportée dans un mouvement dont on ne réalise pas encore ni la célérité ni l’ampleur.

Ce qu’on qualifie de mondialisation n’est plus un simple phénomène, mais devenu un vrai paradigme nécessaire pour comprendre notre situation actuelle. Il s’agit d’un phénomène "d’intrication", concept que j’ai emprunté à la physique quantique, et qui bouleverse notre perception du temps et de l’espace, à cause des déplacements physiques et virtuels permis la technique et les moyens de transport et de communication de plus en plus sophistiqués. Cette intrication est à l’origine d’une imbrication des événements, des cultures, des civilisations et d’une fusion entre le réel et le virtuel. Tout cela provoque un changement anthropologique radical. Le destin de toute notre humanité est désormais pour la première fois et plus que jamais lié. Ce qui était distal devint proximal; l’étranger, un voisin et concitoyen désormais. Et c’est ainsi que notre humanité se révèle à elle-même brusquement et brutalement dans toute sa diversité et ses différences.

Cette mondialisation explique aussi l’affaiblissement des Etats nations, qui s’effacent de plus en plus devant l’empire économique. On ne fabrique plus le citoyen mais le consommateur universel. En effet, la globalisation économiste tend à standardiser le style de vie par une production culturelle et communicationnelle qui procède par hypermassification et uniformisation des désirs, créant ainsi les mêmes besoins pour vendre le même produit et partout. Et si cet économisme s’impose avec la mondialisation, c’est qu’il y a parallèlement un terreau favorable car la mondialisation correspond historiquement à une postmodernité marquée par un mouvement général de désécularisation, caractérisé par un recul de la raison au profit de l’irrationnel favorable à une économie des instincts, notamment celui de la peur et de l’émotion. Une sorte de prémodernité.

En effet, après avoir cru longtemps à un désenchantement annoncé par Max Weber selon une perception linéaire de l’histoire et à un progrès qui mènerait à une sortie de la Religion, prédit par Marcel Gauchet, on vit aujourd’hui cet "éternel retour". Le retour de celui-même qui a paradoxalement annoncé la mort de Dieu et qui par inadvertance n’avait peut-être pas prévu son retour. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui "le retour au religieux", et qui s’annonce fracassant et menaçant, notamment au regard d’un esprit français laïque.

Pour résumer, nous sommes aujourd’hui "gouvernés" par deux forces: l’émotion et l’irrationnel d’une part ; la technique et la technologie d’autre part. La mondialisation pour finir est aussi un paradoxe. Nous assistons à deux mouvements antagonistes: celui de l’uniformisation par l’économisme à laquelle s’opposent des crispations et des revendications identitaires de tous genres.

Dans ce climat, l’islam apparaît comme une religion qui réchauffe l’actualité mondiale et notamment française par son ébullition et dope par sa crispation "salafiste" celles des autres. Ce salafisme qui n’est pas le vrai, car "néowahabite" pour être plus précis, n’est qu’un retour irrationnel et simpliste à un passé imaginaire et imaginé. Cet aspect subversif de la religion musulmane apparaît comme un catalyseur de ce retour identitariste généalogique contagieux.


Tareq Oubrou.

Théologien, philosophe et imam à la mosquée de Bordeaux

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