L’intervention occidentale divise les dirigeants et les intellectuels africains

Les uns dénoncent une forme de recolonisation ; les autres soulignent l’impuissance des Africains à régler eux-mêmes leurs crises

Les raids occidentaux en Libye déchirent les intellectuels africains. Largement inaudible et impuissante dans la gestion de la crise libyenne, l’Afrique subsaharienne n’en est pas moins préoccupée par l’intervention militaire anti-Kadhafi, et ses élites divisées à propos des frappes aériennes.

Le Guide libyen compte un grand nombre d’obligés parmi les chefs d’Etat africains. Aux mal élus du continent – comme le Tchadien Idriss Déby ou le Centrafricain François Bozizé – s’ajoutent ceux qui lui sont financièrement redevables – comme le Malien Amadou Toumani Touré.

Les uns et les autres expriment leur solidarité forcée, en s’abstenant de toute condamnation du régime libyen et en tolérant, chez eux, des manifestations pro-Kadhafi. Ainsi, au Mali, où la Libye rémunère 500 maîtres d’école coranique, une " marche de soutien à la grande Jamahiriya libyenne contre l’ingérence occidentale " a eu lieu, vendredi 25 mars, à Bamako.

A l’inverse, les poids lourds du continent que sont l’Afrique du Sud et le Nigeria, mais aussi le Gabon, membres du Conseil de sécurité de l’ONU en ce moment, ont approuvé la résolution 1973 justifiant les raids. Approbation sous la pression des Occidentaux et, pour Pretoria, dans l’espoir de décrocher un siège de membre permanent au Conseil.

Cette division se manifeste chaque jour un peu plus parmi les intellectuels africains. Tandis que certains voient dans les raids aériens une manoeuvre de l’impérialisme destinée à se débarrasser d’un héros du panafricanisme, d’autres considèrent l’intervention occidentale comme la conséquence de l’incapacité des dirigeants africains à protéger leurs propres peuples et à instaurer la démocratie.

La chronique du journaliste Jean-Baptiste Placca, diffusée samedi 26 mars par Radio France internationale (RFI), donne le ton de ce débat. " La mode, aujourd’hui, est d’aller faire du panafricanisme à bon marché dans des pays qui ne sont pas le vôtre, sur les souffrances d’autres peuples ", grinçait cette voix très écoutée de RFI. Il épinglait les intellectuels africains qui donnent l’impression " que le sort des peuples peut être moins important que celui de leurs dirigeants ". Ces derniers, hostiles aux raids, pensent sans doute, ironisait M. Placca, que les chars de Kadhafi stoppés par les bombardements " se dirigeaient vers Benghazi pour le carnaval de la Cyrénaïque ".

Des personnalités africaines ont pourfendu l’intervention occidentale en invoquant le droit des Africains à régler eux-mêmes leurs conflits, et en pointant le contraste avec l’inaction internationale pour faire respecter les droits des Palestiniens. " Il faut qu’on nous explique la politique du "deux poids deux mesures" ", écrivait à ce propos Adame Ba Konaré, historienne et épouse de l’ancien président malien Alpha Konaré, dans une lettre ouverte, publiée le 20 mars, au lendemain du vote de l’ONU. " L’Afrique est exclue d’un débat qui aurait dû être prioritairement le sien ", ajoutait-elle en présentant Mouammar Kadhafi comme " l’un des chantres de l’unité africaine " et en appelant à " barrer la route à la recolonisation " du continent.

Le journaliste de RFI visait également la diatribe de Calixthe Beyala, écrivaine franco-camerounaise. Le 20 mars, dans une lettre adressée au président de la commission de l’Union africaine (UA), elle demandait à tous les Etats membres de l’UA de rompre avec la France pour protester contre " les massacres des populations civiles perpétrés en Libye par la France ".

La chronique de RFI a suscité à son tour des répliques. Son auteur est traité, en substance, de valet de la France et des " forces au service de l’impérialisme marchand ", voire d’Africain honteux " qui a mal à sa conscience " par Jean-Bosco Talla, directeur de l’hebdomadaire camerounais Germinal.

Les déchirements africains à propos de la Libye se lisent aussi dans la presse du continent. " Le peuple libyen (…) a le droit indiscutable de se débarrasser des dirigeants qui ne lui sont pas favorables. Mais ce droit est à lui seul ", écrit Komla Kpogli, militant panafricaniste, dans le quotidien Le Potentiel de Kinshasa (République démocratique du Congo). Les Libyens n’ont " pas besoin " de remplacer Kadhafi " par un roitelet qui livre quasi gratuitement les puits de pétrole à Total, Texaco, Shell ".

D’autres voix se font entendre pour dénoncer les incohérences africaines et la position confuse de l’UA. " L’hypocrisie des Occidentaux est préférable à celle des Africains qui, face à leurs propres urgences, attendent que les "impérialistes" viennent les sauver ", a asséné, le 25 mars, l’éditorialiste du quotidien burkinabé Le Pays, en fustigeant " la veulerie et l’hypocrisie des dirigeants africains ".

Philippe Bernard

Le Monde

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