Islam de France

Islam de France
Le vrai-faux débat sur la laïcité – de fait, celui sur l’islam « de », plutôt qu’« en » France, selon le mot du président Sarkozy – a tourné, une nouvelle fois, sur des questions d’intégration. Mais, si l’on parle, ici ou là et comme toujours, de populations immigrées, le cœur du sujet relève du fait religieux, à l’instar des préoccupations hexagonales passées sur l’intégration des juifs. Une nouvelle fois, c’est le caractère fédérateur d’une religion, exogène à l’identité nationale française, peut-être concurrent de celle-ci, qui effraie.

Effroi d’autant plus vif et vécu, au quotidien, qu’il ne concerne pas quelques centaines de milliers d’adeptes, réputés, à tort à raison, membres plus ou moins actifs d’une riche internationale à visée hégémonique mondiale, mais plusieurs millions de prolétaires – 5 à 10 % (1) de la population française – issus, en grande majorité, de diverses communautés immigrées – maghrébines, subsahariennes, turques, notamment – dont l’appartenance à une même matrice universelle – l’Umma islamique – se révèle capable de fédérer la diversité.

Lutte de classes et lutte de minorités ainsi amalgamées à une lutte de civilisations, mâtinée de toute une complexité de considérations politiques (équilibre des forces philosophico-religieuses hexagonales, gestion populiste des crises économiques et financières, conflits moyen-orientaux, dialectique Nord-Sud, etc.), le débat devient propice à tous les dérapages, simplismes et autres glissements de sens, terreau privilégié d’autant plus nombreux et contradictoires extrémismes que le champ des amalgames s’élargit.

Peut-on rétrécir celui-ci ? Sinon, le partager en blocs assez cohérents pour conduire la réflexion avec suffisamment de lucidité ? Dans les deux cas, cela suppose une attitude de principe : une réelle volonté d’intégration. Prétendre participer au débat en commençant par poser une fantasmatique toxicité de l’islam envers la laïcité ou, à l’inverse mais tout aussi sectairement, une incompatibilité irréductible de la culture française vis-à-vis de l’islam, c’est, d’emblée, se contredire, en niant l’objet même de la discussion.

De la quête d’identité à celle du sens

Une fois posé la volonté de dialogue en phare du débat, tentons d’en éclairer les plus courantes confusions. Adhérer à une religion, démarche d’identité ou de sens ? S’acharner à n’y voir que le premier terme de telle alternative et le médiatiser à outrance – les reportages télévisés illustrant les grandes fêtes musulmanes relèvent, à cet égard, de la plus primaire ségrégation – c’est confiner les esprits dans une attitude de retranchement. Certes, la réalité identitaire est indiscutable, au sein des populations immigrées de première génération. Bien plus souvent de culture que de culte islamique – banalement truffé de coutumes et superstitions indigènes, en ces déracinements rarement pensés – elles vivent le religieux comme un lien entre l’ici et là-bas, l’hier et le maintenant, s’en délestant, le plus souvent, des signes, au fur et à mesure qu’elles s’en approprient d’autres, plus prégnants dans leur nouvel environnement.

Mais aujourd’hui, plus de trois-quarts des musulmans vivant en France y sont nés, à l’instar de près des deux-tiers de leurs parents. Quels sombres relents discriminatoires véhiculent, à cet égard, des expressions comme « immigrés de ixième génération » ? Le nombre de convertis, français « de souche », est, également, en progression, un peu moins forte qu’il y a dix ans mais toujours conséquente. On en parle peu ou prou, parce que c’est une réalité encore diffuse, a contrario des concentrations de souches immigrées. Pourtant, ce nombre est de l’ordre de la centaine de mille (largement plus d’une, autour de deux, difficile à préciser). Pour comprendre l’impact de cette évolution, il faut considérer l’effectif de la population, en France, de nationalité ou de souche algérienne, par exemple : 1.200.000 personnes (2) ; de culture musulmane mais très variablement de culte (entre 300.000 et 400.000).

Les convertis de souche française, qui ne sont pas de culture musulmane, le sont, pratiquement tous, de culte (bien qu’il existe une certaine proportion de convertis pour « cause matrimoniale » qui n’entretiennent qu’un rapport très superficiel avec la religion). Évidemment, si l’on considère les autres souches immigrées de culture musulmane – marocaine (autour d’un million ; subsaharienne – sénégalaise et malienne, surtout – 600.000 ; tunisienne ou turque, chacune autour de 400.000 ; « autres », autour de 100.000 : soit un total d’à peu près 3,7 millions dont un tiers, grosso modo, est réellement de culte musulman « complet »), l’impact des convertis apparaît beaucoup moins conséquent (plus ou moins 15% des « pratiquants » musulmans). Mais il est d’autant plus réel que ces conversions s’accompagnent, tôt ou tard, de mariage au sein des communautés immigrées musulmanes. Quel que soit le degré d’assimilation culturelle, il est partagé.

Et le sens, bien plus fréquemment maintenant, préside à l’engagement religieux. Loin de vouloir faire de mon cas une généralité, je parle en connaissance de cause. Converti il y a une vingtaine d’années, à l’âge de quarante ans, je jouis de très vieilles racines françaises – au moins un demi-millénaire – renforcées par une formation classique conséquente – instruction catholique, grec, latin ; sanscrit, même – cursus scientifique et dix années d’enseignement laïc, au service de l’Education nationale. Sans problème d’identité nationale et bien au fait de notre diversité, je n’ai pas plus besoin de béret que de babouches pour approfondir, partout dans le monde, le sens de mon existence. Mais ce n’est pas peu dire que l’acceptation des quelques interdits dictés par l’islam m’a permis de relativiser l’importance de certains poncifs de notre culture hexagonale, comme l’alcool et autres cochonnailles. Et je ne parle pas des effets, autrement plus subtils, des actes positifs, comme la prière ou la responsabilisation sociale, que la religion m’ordonne ou me recommande…

Ce qui est vrai, pour toute personne solidement campée sur ses racines, le devient, tôt ou tard, pour celle confrontée à des incertitudes identitaires. Bien souvent, c’est en mal d’intégration qu’un certain nombre de français, surtout issus de l’immigration de culture musulmane, découvrent l’islam. Aussi les voit-on, souvent, commencer par s’arc-bouter sur ses signes extérieurs d’identification – assez distinctifs, c’est évident, de nos bérets et baguettes nationales – clamer, haut et fort, leur appartenance à des valeurs éminemment supérieures ; et méjuger la république, sinon la laïcité, à l’aune de leur foi juvénile. L’évidente confusion de plans – équivalente, notons-le en passant, à celle méjugeant la foi, à l’aune de la laïcité, sinon de la science – se dissipera, pourtant et nécessairement, au fur et à mesure que le sens intérieur de la foi va mûrir, dans la personne. Relativisant, peu à peu, tant le monde extérieur que son propre ego – une démarche on ne peut plus réaliste – celle-ci découvre, alors, dans l’approfondissement de sa religion, le goût de son origine transcendantale. Un goût infiniment apaisant.

Du droit au témoignage aux limites du forum

Faut-il rappeler, ici, que les goûts et les couleurs ne se discutent pas ? Mais cela n’empêche, nullement, que chacun puisse les exposer et témoigner, publiquement, des points de vue et des plaisirs qu’ils lui procurent. C’est ici que se situe la « chose publique » – res publicae, en latin – un forum d’expressions libres, bien avant de devenir « république », système d’organisation sociale. A cet égard, il est bien malheureux qu’on ait jugé bon, ici et là, de qualifier, constitutionnellement, de « populaire », « islamique » ou « laïque », cette forme de gestion du collectif. Il suffisait, largement, d’en noter le caractère national, sans chercher à figer la fluidité du débat, permanent, entre ses composantes sociales, philosophiques, religieuses ou autres. Il apparaît, par contre, beaucoup plus pertinent de qualifier l’Etat, cette structure chargée de gouverner la république, réguler ses débats. Et certes : est bien chiite, l’Etat iranien ; catholique, l’Etat pontifical ; laïque, l’Etat français, après avoir été, lui aussi, longtemps catholique.

La République française, chantre de la diversité ? A priori, c’est ce qu’induit la devise inscrite au fronton de ses institutions : Liberté, Egalité, Fraternité ; et l’affirmation du caractère areligieux – qui ne veut pas dire irréligieux – de son Etat devrait renforcer cette option. Il est fort heureux que certains chrétiens aient retrouvé le courage, avec Christine Boutin, de réaffirmer leur présence dans le forum politique et il faut souhaiter que des musulmans y émergent, à leur tour, sous leur propre bannière. Ce qui n’empêche nullement que d’autres, parmi les uns et les autres, choisissent, à l’instar des juifs ou des athées, d’œuvrer plus discrètement, dans les partis dénués de toute connotation religieuse.

Mais il serait judicieux, en tout cas, qu’une loi instruise, en la réaffirmation de cette diversité d’opinions, un contrat universel d’accession à la fonction publique, engageant, nominativement, chaque fonctionnaire de l’Etat, du moindre technicien de surface au président de la République, à la plus stricte laïcité, dans l’exercice de ses fonctions. Certes, lorsque celles-ci sont électives, il n’est pas simple de mesurer les limites de cette nécessaire neutralité. Si le maire et le président de la République sont, tous deux, des agents de l’Etat, ils sont, généralement aussi, membres de partis et tributaires de leur électorat. Si les députés, quant à eux, ne sont pas des agents de l’Etat mais des représentants du peuple – la nuance est de taille – et rendent, surtout, comptes à leur électorat et leur parti, ils ont, aussi, à œuvrer dans l’intérêt de la Nation toute entière, hors de toute considération partisane. Nos élus mesurent-ils, toujours, l’élévation d’esprit que ces impondérables ambiguïtés exigent d’eux ?

Cependant, alors qu’aucun contrat de laïcité n’est formellement exigé ; a fortiori, donc, signé ; d’aucun fonctionnaire de l’Etat français, on entend contraindre le citoyen lambda – que dis-je, toute personne foulant le sol français – à une laïcité d’habillement et de conduite, non seulement en situation d’usager d’un service public mais, plus généralement encore, dans les lieux dits publics, une autre notion fort équivoque dont on n’a pas fini de découvrir la géométrie variable.

Cette astreinte a touché, tout d’abord, les citoyens les moins nantis de droits citoyens, les écoliers et lycéens – mineurs en quasi-totalité – des établissements d’enseignement public, avant de s’infiltrer, insidieusement, à l’occasion de grands tapages médiatiques, grossièrement disproportionnés – l’épiphénomène des quelques centaines de burquas en est la plus éloquente illustration – dans la globalité de la société française. On est amené, ainsi, à des situations ubuesques. A quand tel professeur d’université, coiffé de sa kippa, faisant appel à la force publique, pour verbaliser telle de ses élèves enburquée ? De partout, jaillissent des situations de « deux poids, deux mesures », parfois cocasses, parfois franchement odieuses, qui semblent, toutes, avoir en commun, un même objectif : l’islam « de » France doit être, sinon invisible, du moins, le moins visible possible.

De violentes campagnes, systématiques, sont menées, en vrac et, probablement, sans aucune coordination, par l’extrême-droite, les laïcistes, les sionistes, certains humanistes athéisant ; parfois, certains chrétiens ; utilisant, surtout, les nouveaux créneaux internautes, pour inonder l’opinion d’idées on ne peut plus délétères pour la santé de la démocratie. De quoi est passible, aujourd’hui, un éditorialiste qui affirmerait, noir sur blanc, sa judéophobie ? A contrario, l’islamophobie est devenue à ce point banalisée – n’est ce pas, messieurs Imbert et autre Finkielkraut – qu’on aurait presque l’illusion qu’elle est un acquis, majoritaire, de la société française. Devant ce torrent, encore plus virtuel, fort heureusement, que réel – mais qu’en sera-t-il, dans cinq ans, si l’on ne s’y oppose ? – les politiques, extrêmement sensibles aux apparences de l’opinion, tanguent dangereusement, fermant les yeux sur des comportements et propos inadmissibles, pour tout républicain responsable, sinon les encourageant, plus ou moins discrètement. Mauvais calcul et pas seulement pour l’avenir de notre démocratie.

De l’islam en France au français dans le Monde

Car il faut bien entendre que les destins de l’islam, en France, et de la France, dans le Monde, sont, désormais, beaucoup plus liés qu’on ne le croit généralement. Pour saisir cette étonnante assertion, il faut se tourner vers les perspectives de la Francophonie. Près de deux cent vingt millions de personnes (3 % de la population mondiale) parlent, plus ou moins bien, le français, sur la planète Terre, et cette réalité est un élément important du dynamisme de notre économie. Dans les années 60, les locuteurs des pays francophones du Nord représentaient 80 % de l’ensemble des francophones, ce taux est descendu à 50 %, en 2000, et selon des études expertes, il ne sera plus que de 15 %, en 2050 (3) . Celles-ci prévoient qu’à cette échéance, près de sept cent cinquante millions de personnes (8% de la population mondiale) pourraient parler le français, dans l’hypothèse d’un développement harmonieux de sa vulgarisation et dépasser, ainsi, le nombre des locuteurs anglophones. Le rapport avec l’islam se situe dans la répartition de cette population.

85 % de ces francophones vivront, en effet, sur le continent africain. Un continent éminemment religieux où 90% de la population déclarent que « la religion occupe une place importante ou très importante, dans leur quotidien », selon un sondage Gallup (4) publié en 2009 . Ce constat se double d’un autre, particulièrement saillant, dans le contexte actuel : 52% de la Francophonie africaine est musulmane et cette proportion monte à 78%, dans l’espace au nord d’une ligne reliant Monrovia (Liberia) à Mogadiscio (Somalie). Du coup, la culture française, peu à peu expurgée de toute référence religieuse, apparaît, en Afrique, surtout en Afrique musulmane, comme une contre-culture. Principal actionnaire de la Francophonie, la France s’en révèle le plus actif fossoyeur. Y a-t-il alternative à cet implacable paradoxe ?

Là encore, il convient, bien évidemment, de distinguer les espaces. La France n’est pas la Francophonie – elle n’en est qu’une partie, avec des spécificités laïques incontournables – et, de même que la langue arabe n’appartient plus, depuis longtemps, à l’Arabie et aux seuls arabes qui l’habitent, de même la langue française n’appartient plus à la France et aux seuls français hexagonaux. Cela signifie que la Francophonie, quel que soit le montant des financements que lui octroie l’Etat français laïc, doit permettre une réelle pluralité d’expression dans ses organes, notamment médiatiques, en tenant compte du poids réel des populations. Cela signifie que les élites africaines francophones aient droit au chapitre, qu’ils participent, majoritairement et activement, à la programmation, à la conception et à la réalisation des programmes destinés au public africain, sans aucun complexe vis-à-vis de leur foi. Cela signifie qu’il y ait, dans tout l’espace de la Francophonie, de vrais débats entre représentants des diverses cultures ayant le français en partage.

Cela implique, enfin, qu’en France même, l’Etat intervienne, de façon à favoriser, chaque fois qu’est activée la moindre campagne islamophobe, une contre-campagne, au moins aussi puissante, mettant en évidence les relations apaisées, vécues entre Musulmans et Non-Musulmans, sur le sol français et ailleurs. Si 40% des Français disent, selon un récent sondage, « avoir peur de l’islam », cela signifie, a contrario, que 60% n’en ont pas peur. Où entend-on, où voit-on leurs témoignages ? Le développement du français, en Afrique, passe par un tel travail sur l’image que donnent les Francophones non-musulmans, tout particulièrement hexagonaux, de leurs relations avec les Musulmans, notamment africains ou français d’origine africaine.

Il est grand temps d’en prendre, lucidement et pragmatiquement, conscience et d’agir en conséquence. C’est avec l’aide de tous, dans un esprit de fraternité, sinon de réalisme utilitaire, que se construit l’islam de France, dans une stimulation d’une laïcité réactualisée, enfin libérée des complexes (5) issus des siècles coloniaux, active dans la résolution des problèmes engendrés par ceux-ci et réellement ouverte à la pluralité des cultures. La réussite de cette construction, c’est, entre autres avancées républicaines, la promotion de la France dans le Monde.

Notes :

(1)L’écart de la fourchette, étonnamment important, signale l’intensité des querelles de chiffres, assez vaines, au demeurant, mais témoignant d’un réel climat conflictuel.

(2)Ce chiffre, comme les suivants, relève du bas de la fourchette présentée plus haut.

(3) Pour tous ces chiffres, voir, notamment, la_francophonie_dans_le_monde_2006-2007.pdf et le dossier de Richard Marcoux sur les perspectives 2050 : http://www.erudit.org/revue/cqd/2003/v32/n2/008997ar.html

(4) Le sondage a été réalisé sur une période de trois années (de 2006 à 2008) auprès de 143.000 personnes. L’enquête a été faite par téléphone, sur une aire géographique recouvrant 143 pays, à raison de 1.000 personnes par pays. Certains commentateurs français ont cru bon de conclure à une « assimilation entre islam, religiosité, pauvreté et sous-développement ». C’est oublier, un peu vite, le rôle de l’Occident, durant trois siècles, dans la paupérisation du Trois-Quarts-Monde. Le caractère méprisant d’une telle assertion, non seulement, choque une bonne partie de l’Humanité, notamment francophonie, mais, encore, n’aide à résoudre, en rien, les difficultés de communication entre les civilisations…

(5)D’infériorité ou… de supériorité.

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