Guerre au Yémen: l’Arabie épargne Al-Qaïda, mais jusqu’à quand?

En guerre contre Al-Qaïda, l’Arabie saoudite a pourtant épargné jusqu’ici le réseau jihadiste sunnite dans ses raids au Yémen contre des rebelles chiites, mais elle devra à terme s’attaquer à lui pour y rétablir un semblant de stabilité, selon des experts.

"La nature confessionnelle croissante du conflit donne aux extrémistes des deux camps une plus grande marge de manoeuvre. Il en découle que le combat contre Al-Qaïda ne semble pas être la priorité" de Ryad, explique Elie Al-Hindy, professeur de sciences politiques à l’Université Notre Dame au Liban.

L’Arabie saoudite a ainsi assisté sans réagir à la prise le 2 avril par Al-Qaïda de Moukalla, capitale du Hadramout, la province la plus vaste du Yémen située dans le sud-est. Cette conquête intervenait une semaine après le début le 26 mars des frappes aériennes de la coalition sunnite initiée par Ryad contre des rebelles chiites Houthis liés à l’Iran.

Des analystes ont alors évoqué un "effet pervers" de l’intervention et une "alliance de circonstance" entre l’Arabie, berceau du wahhabisme (version rigoriste de l’islam sunnite), et les extrémistes sunnites d’Al-Qaïda qui considèrent les chiites comme des "hérétiques". Cependant, Ryad est en guerre depuis plus d’une décennie contre le "groupe déviant" de feu Oussama ben Laden et "une alliance, même de fait, est exclue" avec Al-Qaïda qui garde l’Arabie "dans son viseur", rappelle M. Hindy.

Selon des experts, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) a profité de l’absence de frappes saoudiennes sur le Hadramout pour pousser son avantage en s’emparant le 16 avril de l’aéroport de Moukalla, puis d’une base militaire où les jihadistes ont saisi des armes lourdes.

"Pendant que la coalition est occupée à faire le travail (contre les Houthis), Aqpa profite de la situation pour prendre des positions", note Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse (France). Il prévoit que si la coalition "parvient à faire reculer les Houthis, la prochaine étape sera de s’attaquer à Aqpa qui menace également le pouvoir légitime au Yémen".

L’ouverture d’un nouveau front compliquerait la tâche des Saoudiens. C’est pourquoi Washington, allié de Ryad et qui partage des renseignements avec la coalition, poursuit ses attaques de drone Predator contre Aqpa, en dépit de la fermeture de son ambassade et du départ précipité de ses forces spéciales.

Aqpa a admis le 14 avril qu’un de ses idéologues, cheikh Ibrahim al-Rubaish, avait été tué dans une attaque de drone américain à l’ouest de Moukalla. Et, dans la nuit de samedi à dimanche, trois membres présumés d’Al-Qaïda ont péri de la même manière dans la province de Chabwa.

– La guerre ‘fait le jeu des jihadistes’ –

Depuis l’année dernière, le gouvernement central yéménite était pris en tenaille entre les chiites Houthis du nord et Aqpa, implanté dans le sud-est et considéré comme la branche la plus dangereuse d’Al-Qaïda.

Devant l’avancée vers le sud des Houthis, alliés à des militaires restés fidèles à l’ex-président Ali Abdallah Saleh, le pouvoir s’est effondré et les dirigeants du pays ont fui vers l’Arabie saoudite au moment où celle-ci déclenchait ses frappes.

Selon Jean-Pierre Filiu, professeur à l’Ecole de Paris des affaires internationales, l’Arabie "s’est trompée de cible en désignant Téhéran et les Houthis comme ses principaux adversaires, alors que c’est l’ex-président Saleh (au pouvoir de 1978 à 2012) qui est le principal responsable de la descente aux enfers du Yémen". En outre, ajoute-t-il, "la mobilisation anti-chiite plutôt qu’anti-Saleh fait le jeu des jihadistes, sur fond de rivalité entre Aqpa et Daech (acronyme de l’Etat islamique)", notamment dans le Hadramout, berceau de la famille Ben Laden.

Ryad doit en outre prendre en compte l’implication des tribus locales. Après la prise d’un terminal gazier le 14 avril dans la province de Chabwa, des combattants de tribus se sont emparés trois jours plus tard des champs pétrolifères de Masila, dans le Hadramout. Un de leurs chefs, Ahmed Bamaes, a affirmé à l’AFP que ses hommes voulaient "protéger le gisement" et éviter qu’il "ne tombe sous l’emprise" d’Al-Qaïda ou des Houthis. Selon M. Filiu, l’occupation de ces sites est "une nouvelle illustration de l’effondrement de l’Etat et participe d’une volonté de +réappropriation+ de ressources qui avaient été accaparées par le régime Saleh".

Selon des sources militaires, des membres ou d’ex-membres d’Al-Qaïda se mêlent parfois aux hommes des tribus sunnites dans des opérations qui revêtent avant tout une dimension tribale. Pour Ryad, les jihadistes ne sont pas forcément tous des combattants d’Al-Qaïda, mais plutôt les fils de tribus qui peuvent être des alliés naturels dans le conflit actuel. Dans un tel contexte, le retour à un semblant de stabilité sera ardu: "le rétablissement à terme de la légitimité (du pouvoir central) est la voie à suivre pour éradiquer les factions extrémistes, mais cela prendra du temps", prévient M. Hindy.

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